Traitement

 

Chacune de mes lignes devrait vous délivrer l’un de mes traits mais cela n’est pas vrai.

La ressemblance n’est qu’une apparence. Une partie, le tiers pour être précise dessine un pan de la réalité. Le reste est constitué de bribes inventées. Le tout est mouliné finement jusqu’à obtenir quelques choses impalpables : des phrases.

Allez donc savoir où j’ai pêché l’idée, son spectre, son ombre, son détour.

Chacun de mes traits devrait vous servir à dessiner mon portrait.  Et si je n’existais pas ?

Qui donc porterait mon image ?

Lequel de nous deux est en train de fabuler, de transformer la réalité ?

Je ne suis textuellement pas présente ici. Ni là, ni ailleurs, ni nulle part.

Mais elle et nous, sont-ils traités correctement ?

Spécificité

 

Holey Spheroidicity, Emily Dvorin

Si pour certains cela reste une cage

un quelconque panier leur servant à pêcher miraculeusement

pour moi les phrases restent dans cette phase sauvage

où les grilles humaines du savoir n’ont encore apposé leur sceau

c’est le nid d’un oiseau son envol me nourrira d’azur

c’est la ruche de l’abeille en construction éternelle

dont le but est de recueillir quelques larmes sucrées

l’or en provenance du cœur des cœurs

cela représente un travail acharné contre toutes les formes de l’ignorance

qui lie son travailleur à une sorte de liberté sans chair

sans arrière-cour

sans longs discours.

 

Affiner

Bertrand VDE

Il pleuvine et on devine que la ville brille partout de ce même éclat d’anguille.

Les routes comme les souliers vernis noirs du dimanche, les trottoirs comme des cheveux de vieillard.

la ville répète les mêmes phrases, chuchote ses délires et se laisse naviguer par des histoires insolites où la seconde est capable de se muer en une ombre qui dure des années et dérègle la mémoire.

Les gouttes orchestrent les mouvements d’armées de passants. Leurs pas sont les applaudissements du désœuvrement. Il pleut, la ville nettoie son âme.

Attelle

SoLdetail2

Alwyn O’Brien
Story of Looking (detail), 2010
Porcelain and glaze
Two Pieces 12 1/2″ x 14″ x 5″

J’ai construit pour le vide une prison

avec les idées que je me faisais de toi

on dirait qu’un buisson d’épines

agrippe la lumière

j’ai brodé une histoire et puis encore une autre

regarde comme elles se superposent

ma chevelure guerrière

s’enfuit comme un incendie

en te laissant des trous de mémoire

j’ai conçu mot à mot

d’ombres en ombres

une prison pour la réalité

il me faudrait être capable de regarder

si elle se fraie un chemin

au-delà de mes nœuds

à la fin de mes phrases

j’ai tressé un corset pour mon désarroi

une nacelle pour emporter mon désespoir

et puis

j’ai refermé la grille du jardin sauvage où se côtoient

étranges racines et galops de pétales enjoués

je me déplace désormais à la vitesse d’une larme

sans supposer faire le moindre mal

à ton âme

Apnée

Adam Fuss Untitled, 2010 daguerreotype assemblage 40.8 x 48 x 4.8 cm

Les papillons de mes pensées

ont des ailes de papier conçues pour de petits voyages

ils avancent dans le silence azuré

d’une lettre au cœur d’une autre

ils ne transportent que les poussières colorées de l’existence

sans espacement perdu

ils déplacent peu à peu l’infime matière du souvenir

avant que la vie ne s’en soit complètement évaporée

pourquoi faudrait-il que je prenne la parole

afin de réserver quelques parcelles du temps

à rien 

comme si j’avais à me soucier de camoufler le vide

entre des phrases 

comme si j’avais à épargner mon souffle pour un lendemain absent

Préface

Ah Xian (b.1960)

C’est fait de quoi le visage d’un homme

de quoi le regard d’un homme

qui a fermé les paupières

qui serre les lèvres

se retrouve-t-il derrière cette momification

de sa face

 cette dernière prière

il se recouvre

de mots et de phrases

de rides et de promenades

anciennes et nouvelles promesses se tiennent

la main au milieu de l’évanouissement progressif des cils

C’est fait de quoi le visage d’un homme

qui n’a plus de larme

qui se tait sans trouver le silence

on dirait qu’il dort qu’il est fait de bois mort

c’est fait de quoi le visage d’un homme alors qu’aux abords de l’ultime conscience

il constate faiblement qu’il n’est plus qu’une dernière épluchure

qu’on a mangé tous les fruits

que le temps s’est décousu et a fui

c’est fait de quoi la vie d’un homme dont le visage soudain

se ferme et s’éteint.

Dans l’aile

Les portes battantes              les portes battantes

ailes du phalène que tu fus autrefois

des couloirs s’écroulent            des secondes se disloquent

autour de toi                                        autour de toi

les portes battantes

ailes lumineuses de tes paupières qui tremblent

des phrases suffoquent

des mots te révoquent

les portes battantes                       les portes battantes

et derrière

le corps tentaculaire d’un monde qui ne tient plus sa parole

un cul de sac

des écluses menteuses

des voies irrespirables

les portes battantes                   les portes battantes

tes veines bleues papillonnent sur un corps de marbre

la peur se noie

la peine s’écoule

à quoi ressemblera la victoire  après ce combat

les portes battantes les portes battantes les portes battantes

ton dernier vol  dans les couloirs de l’hôpital

dans l’aile réservée à la mort.

Spore

info sur l’image

Parfois je ne voudrais plus être
qu’une ombre portée par des branches

être cette dernière tentative
des phrases
ce déblaiement de la conscience

Je ne voudrais plus suivre
que ce genre de chemins qui ne se décident
pas à n’être que du vide

je voudrais juste ta main
comme un soleil ivre
qui titube sur le bord des lèvres et des vagues

ton corps dans le parcours d’une rivière
l’île partant de ta hanche.

Les faces cachées

Lunar libration with phase2

Les mots apparaissent comme des astres lunaires à la surface des textes. On ne voit que leurs lueurs flotter dans la nuit. Rien de plus.

Pourtant, chacun est parcouru de cratères et de collines, de pleins et de creux. Des veinules les retiennent et les soudent à la vie. Repliés sur eux-mêmes, les mots masquent leurs origines et leurs trajectoires mais dès qu’ils se développent dans une phrase, on commence à les apercevoir, à deviner leurs devenirs, à leurs supposer des orbites.

Les veinules comme de petites racines assurent nourriture et attachement. Elles fraient des chemins, permettent des voyages en même temps qu’elles les freinent. Retirer l’une de ces petites voies c’est amputer les mots et puis les phrases de leurs histoires. Ils ne résonnent plus, ils boitent, ils suffoquent ou deviennent froids. Les sphères dans lesquelles les mots évoluent sont à la fois d’une harmonie complexe et solide et d’un équilibre fragile.

Vos mots appartiennent à une autre galaxie que la mienne : ils sont d’une autre intelligence. Pourtant, de loin, je les admire sans toujours les comprendre, sans être capable de les atteindre. Je me console du mystère qu’ils préservent et que je ne percerai pas en contemplant les ténèbres de mes propres mots.

Ainsi, je ne creuse plus de ravins, c’est comme si je parcourais l’infini. Il n’y aurait plus de différence entre vous et moi, car dans la plupart des cas, nous ne savons pas ce que les mots nous cachent.

Fernando Pessoa

Ces phrases de Fernando Pessoa, je les ai trouvées ici

L’art nous délivre de façon illusoire, de cette chose sordide qu’est le fait d’exister… En art, il n’y a pas de désillusion, car l’illusion s’est vue admise dés le début. Le plaisir que l’art nous offre ne nous appartient pas, à proprement parler : nous n’avons donc à le payer ni par des souffrances, ni par des remords…
Par le mot art, il faut entendre tout ce qui est cause de plaisir sans pour autant nous appartenir : la trace d’un passage, le sourire offert à quelqu’un d’autre, le soleil couchant, le poème, l’univers objectif. Posséder c’est perdre. Sentir sans posséder, c’est conserver, parce que c’est extraire de chaque chose son essence.