Bourdonnement du regard


Gigi Mills

WALKING THE TRACK WRAPPED TAIL

Je regarde la mer 

bourdonnement des oreilles 

J’écoute une à une les vagues le froissement des feuillages 

bourdonnement de mon cœur 

sur le point de s’effondrer

bourdonnement au bord de la falaise 

malaise de n’être rien qu’un être humain 

bourdonnement dans mes veines

Un train s’échappe et comme toujours je le laisse faire 

Jamais il n’embarque mon troupeau de phrases 

Dériver

un radeau dérive rongé par les vers
qu’on a écrit à son propos
l’homme qui en était à la tête
vient de la perdre il pleure c’est tout ce qu’il peut faire

un rideau se déchire s’est échappé par la fenêtre
un lambeau de tempête l’étoffe comportait
déjà plus de huit cent strophes

Le poème a disparu dans la nuit en glissant
sur le fleuve comme sur des souvenirs
le poème dénudé s’est enfin libéré de lui-même

Sphinx

d91885f637559cba9b38a1fe196ce5a5

Dans le pin un oiseau est en pleine conversation avec les aiguilles encore éclaboussées de lumière

je l’interromps

il me répond par cette question: Que sont ces cailloux qui se déplacent à quatre pattes?

L’oiseau serait-il un sphinx?

-Les tortues ne sont pas des cailloux 

-Des pierres précieuses? 

-sans aucun doute – je passe – l’astre fatigué vient de plonger dans la mer

la nuit ne va plus tarder – j’ai peur

L’oiseau ne montre pas son visage mais j’entends qu’il étire ses ailes

il lisse ses plumes et en laisse tomber une 

comme une larme sur une partition

comme un pétale dévoué

je m’éloigne 

soudain je n’ai plus d’ombre 

je rejoins le banc dont l’assise est fendue par quelques têtes de coquelicots endormis 

la nuit est devenue un nid où dorment les bruits

et d’où naissent les sphinx

Lentement

 

tumblr_ls4seyBhd81qahbu0o1_500
Gary Schneider: ”These photographs, made without a camera, are sweat and heat imprints into film emulsion.” (Source: printeresting-blog, via switchbitch-deactivated20141117)

 

Une hélice végétale imprime
à l’espace en moi sombre
un mouvement de fleur
noire qui s’échappe
une empreinte s’ancre
lentement dans ce monde liquide
sur lequel j’ai tellement peu d’emprise
elle serait comme le moteur principal
d’une idée arrêtée propulsée
vers des taches d’une blancheur
d’écume
Ce qui s’écrit n’est point
un cri de douleur
un champ de mots qui portent malheur
c’est moi hors de ce qui me représente
comme la bogue pleine d’épines
le fruit.

Sas

c3bcc6b9213fb936f1d2dae579173b11
©Edward Hopper

Quand il était assis, invariablement, il posait sur son genou droit sa main gauche comme un pansement. Pour apaiser subtilement la douleur, sans que personne ne s’en aperçoive. Depuis ses huit ans, elle s’était logée là, dans la jambe, comme un noyau noueux, comme une braise rougeoyante. Parfois, elle gagnait tout le corps, jamais totalement son esprit. Sa main douce, aux ongles parfaitement soignés et roses. Sa main n’était probablement pas en mesure à elle seule de réduire la blessure au silence, d’en masquer les effets. Elle suffisait par contre pour me faire comprendre qu’il est des maux dont on ne peut parler sans en raviver inutilement la vigueur dévastatrice. Le silence ouvrait comme une petite porte, un sas du quel pouvait s’échapper le surplus de tensions douloureuses.
Se tenir debout de longues minutes, marcher, courir, grimper, sauter, nager, plonger se faisaient malgré la douleur logée dans la jambe. Tout se décidait sans la consulter. Il ne boitait pas. Ne se plaignait jamais à son sujet.
Un jour, j’ai vu la trace qu’avaient laissée près de neuf opérations. L’anesthésie à l’époque avait parfois de pénibles effets qu’on ne maîtrisait pas. Souvent on se réveillait au mauvais moment ou l’on s’endormait pour ne se réveiller qu’encore plus malade, presque mort. Le médecin, mon grand-père avait donc plus d’une fois tenté de vaincre l’infection logée dans l’os de la jambe de son enfant.
La cicatrice ressemblait à un fossé, à une tranchée où soldats s’étaient violemment battus et où malgré une victoire traînait toujours comme des fantômes la lutte, la mort et l’absurde conviction que la victoire vaut ce prix.
Bien sûr, jamais il n’évoquait avec moi sa jambe, jamais il ne me racontait d’histoires à son sujet. Comment, il était tombé malade. Pourquoi la maladie avait choisi sa jambe. Ni de quelles manières, elle avait profondément gêné sa croissance, avait fait échouer son adolescence sur les immondes plages sombres de la dépression. Il avait vu en rêve revenir chaque soldat mort, chaque cellule, chaque goutte de sueur, de pus pour lui demander des comptes. Quel était le prix à payer? Je ne l’ai jamais su. Par contre, il m’a raconté comment un membre de la Guespo avait agrandi sa plaie de plusieurs coups de crosse de fusil pour qu’il parle. Pour qu’il se trahisse. Peu importe ce que vous avez à dire, ni même si vous avez quelque chose à trahir. Ce qui importe pour votre tortionnaire n’est ni votre capacité à résister, ni la rapidité avec laquelle vous céderez aux pressions. Au-delà d’une certaine limite bien vite dépassée plus rien ne compte, plus rien n’a de valeur, ni de signification pour le tortionnaire. Plus il abuse de violence, plus elle l’isole, plus il s’enivre. Que valent des aveux ainsi obtenus? Rien, l’abus violent n’a pour objectif que le mensonge.
Souvent, il m’invitait à m’asseoir près de lui. Peu importe que l’herbe soit humide ou rêche de sécheresse. Peu importe que la roche soit lisse douce et fraîche ou rugueuse et brûlante. Nous nous asseyions l’un près de l’autre pour regarder comment autour de nous la vie se tissait une toile.

Processus

tumblr_o5l4zwfB6n1v6jft8o1_540

le jeu inhérent au monde peut commencer
en même temps que le jour
je commence ma partie en le contemplant
pourquoi ne serait-il plus possible
de simplement admirer ce à quoi
je ne prête que des mots
peu m’importe qu’une voix
dans mon dos
répète qu’ils sont tous faux
le ciel est un pétale
la colline un fauve
la mer échange
brumes contre reflets et
ondes contre ondes


image: Bertrand Vanden Elsacker

Aimer son travail sur Facebook

Enregistrer

Abstraction

Ce serait comme une tache d’encre noire dont le corps souple et brillant soudain s’étire, bâille, montre ses griffes et se rendort. Tombant de la table, elle ferait le même bruit que le froufroutement des ailes de l’oiseau que le printemps assomme d’azur. Ensuite il ne resterait que le bruit du silence et la supposition que quelques pas ont permis à une ombre son évaporation complète.

Ce serait comme le balancement de l’astre entre les nuages, nausée de la lumière, tempête des sens. Ce serait comme le vain cliquetis de la pluie sur la vitre, tout ce qu’elle prétend ne me fera pas ouvrir la fenêtre.

Ce serait comme si plus rien n’empêcherait le mauvais temps de se substituer aux secondes que je consacre à le regarder.

Ce serait comme si sous le velours verdoyant des mousses et lichens se cachait mon cœur, bulbe minuscule. Ce serait comme si je n’avais plus de racines. Que sont devenues mes artères?


images: Bertrand Vanden Elsacker  

Segment

Confocal microscopy of plant tissues par Fernan Federici sur Flickr
Confocal microscopy of plant tissues par Fernan Federici sur Flickr

Aux sommets de la tige, l’intervalle d’une feuille orchestre sa répétition pétillante. Le soleil se plante partout où il trouve l’espace. Ses aiguilles voraces crient et creusent des rainures pour les ombres.

Les roseaux se froissent. Les feuilles, les tiges ont l’audace de former cette étoffe qui répond à la soif de l’ombre. Ici, le sol est presqu’aussi humide à midi qu’à l’aurore, qu’à la nuit. Les végétaux font de la haute voltige en donnant aux ombres le goût d’une forêt qui pleure l’automne en plein mois de juillet.

Les feuilles souples se diluent, s’épaississent, s’épuisent ou deviennent si tranchantes qu’en les cueillant on s’entaille la paume des mains. Je me souviens qu’enfant, ces bosquets humides livrés aux dents du soleil, dans leur résistance à vouloir à tout prix produire du frais pour mes pieds nus marchant sur les sentiers qu’ils dessinaient, m’effrayaient. Il faut dire que les roseaux avaient appris au vent à se servir de leurs corps pour construire des flûtes de pan et que les chants magiques s’emparaient de ma joie pour  la rendre incompréhensiblement triste.

A travers des musiques dispersées par le vent, la voix des végétaux d’une une beauté lucide me révélait sa mesure. Elle n’était pas infinie comme je me le figurais mais précisément définie par un petit lambeau du temps qui bientôt s’évanouirait.