Gestes lents
paupières lourdes
mots lancinants
moi qui ne suis
que néant
S’occuper d’un végétal
c’est presque comme s’occuper d’un poème
il existerait tout aussi bien en mon absence
sans que j’en ai la moindre connaissance
J’aménage dans la terre que j’ai nourrie
abreuvée en toute légèreté
un habitacle à deux étages
une chambre noire pour développer les racines
une chambre claire pour les tiges les épines les feuilles
les boutons les rejets
J’attends je projette des floraisons
j’observe
j’imagine des constructions de feuilles
je me rends apte à comprendre un langage
qui n’est pas encore le mien
puisqu’il n’use d’aucun mot
je rectifie toujours tous mes gestes
dans un souci de perfection
qui ressemble au meilleur usage
de la lumière
au plus judicieux partage de cette portion d’espace
je regarde le présent advenir
Un dragon rutilant plante ses griffes dans la nuit et déchire le ciel comme seul un orage monstrueux est capable de le faire. Son râle ne propage que la haine, la peur, le sang. Son souffle ne laisse derrière lui que les cendres de la tyrannie. Son œil comme celui du serpent foudroie ses proies, les dépèce de leur âme et de toutes les formes de courage pour ensuite les broyer, les engloutir, les faire disparaître.
Je suis allongée sur mon lit avec un clou planté dans la tête. Chaque geste se fait ressentir par des ondes de douleurs brûlantes propageant la fièvre dans toutes les parties de moi-même et même celles qui se trouvent en deçà et au-delà. Je suis tétanisée par l’idée que j’ai laissé maladroitement la fenêtre de la chambre entrouverte. Le dragon dont j’entends déjà le bruit métallique que font ses écailles avance en dévorant les paysages, la rue, les maisons avoisinantes, les jardins, les parcs.
Soudain, une lueur brève et intense comme l’espoir m’offre le courage de m’asseoir sur le bord du lit. À tâtons, la momie que je suis, parvient à poser sa main sur le coin de la commode et à regarder la faille par laquelle entrent la nuit et l’air chaud de l’été. Dans un seul élan, j’agrippe la poignée de la fenêtre et je réussis à la fermer. Je viens de donner un petit coup d’épée dans le vide. J’ai le sentiment que cela ne sert à rien mais derrière moi, je sens une présence.
On se déplace simplement, on bondit souplement sur le bord de la fenêtre. Mon chat par son seul regard jaune et soyeux vient de terrasser sans le moindre état d’âme l’immonde dragon. En pleine nuit, un camion vomit des tonnes de béton dans la plaie béante du chantier d’à côté. Jour et nuit, des fourmis travaillent à construire un mastodonte. Cette bête-là sert à assoir le pouvoir de l’une de ces multinationales qui ne payent d’impôts nulle part. Mon chat incline la tête et sans faire le moindre bruit part visiter les autres frontières de son territoire.
Je pense aux regards des indiens, brillants et noirs, presque résignés et éteints. En silence, ils se voient dépouiller de toujours plus de leurs libertés. À la fin, ont-ils atteint cet état de la conscience et de la lucidité qui les aurait rendus à jamais invincibles ou se sont-ils simplement laissés oublier pour tenter de survivre ?
Ses mains sont semblables aux nuages qui accueillent le soleil quand il se pose sur la mer et se gorge de roses et d’oranges.
Ses mains invitent souvent les souvenirs et les saveurs à former des jardins.
Mon esprit soudain comprend comment et pourquoi les iris obtiennent ces dégradés impossibles de jaunes et de blancs ayant la texture du sucre et le goût soyeux de la crème.
Ses mains d’un geste vif et précis racontent toute l’efficacité des pensées qu’elle cultive avec ferveur et passion depuis toujours. Ses mains me proposent quand elles se posent sur mon sein de découvrir ma liberté, petite libellule, elle épouse le bleu et le vert dans un vol presque statique.
Dans le creux de ses paumes se blottissent deux petits cœurs hybrides, mûres ou framboises, ils n’ont pu se décider que d’être les deux à la fois. Qui oserait les manger ? Alors qu’ils semblent simplement vouloir n’aimer que l’âme.
Les fleurs folles qui les ont enfantés ont vu la mer et ses petites colères se colorer de turquoise.
Les étranges petits rubis scintillent éparpillées amoureusement dans les velours du jour.
Pour protéger la beauté farouche, pour qu’elle se choisisse plein de chemins qui ne porteront jamais de nom ni de définitions, ses mains comme le jasmin parfument mes palais.
Je suis allongée comme une algue morte
délassée par ce qui ressemblait à un rêve.
La musique s’avance en éparpillant dans l’air
des serpentins de soie dont les brillances
colorées dessinent le cadre et les sentiers
de la journée.
Dehors la ville est une forêt de conifères
qui libère les cris des outils et les
tremblements de terre provoqués par
les bus et le métro. Parmi les passants
le jour hésitant trouvera bien à se rendre utile pour quelques uns.
Je ne laisserai pas se répandre dans mes veines
la haine d’une parole sertie de mensonges grossiers.
Le venin d’un geste insensé ne tenaillera pas ma journée
que je traverserai sur la pointe des pieds.
Petit geste doux et rond de la nuit
tu me rappelles celui
qui enfant me baisait le front
et regardait du bord de mon lit
le sommeil peu à peu se poser
sur mes paupières sur mes lèvres
et allumer mon visage d’une lueur
identique à celle de la lune
•
Quand le jour tombe lourdement en même temps que la lumière et la pluie,
l’épuisement te dessine une ombre incontournable.
Les silences creusent des rainures et des rides dans les quelques paroles qui meublent ton regard transparent comme un fantôme, comme une vague.
Le geste solide et machinal de la femme broie à côté de toi, les graines de café dans le moulin pour les réduire en poudre noire.
Le monde tourne et pue, est sale mais c’est toi qui en bois toujours toute l’amertume froide.
Ta moindre phrase endimanchée doit servir à remercier ce Seigneur. Il a toujours de plus en plus faim, n’entend rien à ton existence, ne parlera jamais ta langue.
Te gober l’âme à tous les repas, pendant toutes les pauses, ne suffit pas. Il faut que tu te sentes coupable, prêt à servir le destin. Tu n’oses même pas te plaindre ou déposer sous la table ton plus petit soupir.
Toutes tes pensées remuent sans relâche la terre brune et têtue jusqu’à ce que tes mains deviennent l’énorme et vieille écorce d’un pauvre tronc malade.
J’écris alors que les ombres s’apprêtent à grandir, à redevenir des monstres, à habiter l’enfer. J’écris sur les frontières du jour, depuis mes six ans. Dès que j’ai pu faire jaillir, à partir des images qui jouent dans ma tête, dans mon ventre, dans mes bras et mes jambes, des mots et puis ensuite, des phrases. J’écris à cet instant sécurisant où le monde semble se mouvoir enfin souplement, où les bruits s’amenuisent. J’écris pour cet instant de devenirs où la vie s’écoule doucement, j’écris jusqu’à ne plus être capable de reconnaître la forme de mon écriture. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus que l’imperceptible bruit de la mine du crayon sur le papier, jusqu’à ce que mon écriture devienne frottements et mon histoire usure.
Mon histoire se déroule la nuit. La nuit est moite et lourde comme la main qui s’appuie sur la poignée de la porte de ma chambre. Je suis dans mon lit. Je suis sans trouver le sommeil, je suis encore une petite fille. Je suis comme dans un portefeuille car je n’aime pas que les draps et les couvertures prennent les empreintes de mon corps. J’aimerais être une pièce de monnaie sans grande valeur, ou pouvoir dormir en boule comme un chat sans craindre les remous du cauchemar. J’ai calfeutré ma tête sous l’oreiller dans l’espoir de faire disparaître ce corps de poupée. Parfois, je dors comme une morte, les mains jointes sur la poitrine. La porte de ma chambre a été ouverte et déjà je sens l’haleine chargée et agitée du dragon. J’entends qu’il piétine les rangées de petits soldats, tous mes jouets, ces lâches ! Ils sont tous vaincus par la première vague, les premiers pas titubants du monstre, l’ami de ma mère. Faire la morte n’a aucun sens. Dans un mouvement de panique, je lui lance mon oreiller à la tête mais mon geste est inutile. Furieux, d’un seul coup de patte, le monstre arrache les couvertures et les draps. J’avais pris tellement de soin à ne pas les froisser. Le dragon s’est assis sur le bord de mon lit. Son corps hideux est loin d’être aussi beau que celui d’un crapaud, sa patte gluante se pose sur mon visage. Parce qu’instinctivement, comme un loup, je le mords, il me balance une formidable gifle rouge et brûlante, se jette de tout son poids sur moi, m’étouffe jusqu’à me faire vomir.
Je pleure sans verser de larme, sans être capable du moindre bruit. Je pleure sur presque toutes les pages de mon carnet. Je pleure entre les lignes aussi. Ma révolte, alors que ce monstre est tellement plus fort et plus violent que moi, est de ne pas mêler à ses râles imbibés d’ail et d’alcool la moindre plainte, la moindre respiration. Il gesticule entre les jambes d’une petite fille morte, d’une personne qui n’a jamais existé. Entre mes jambes, alors que le dragon se tient maintenant debout prêt à mugir sa dernière menace hideuse, coule une bave gluante mélangée à du sang. Au fond de mon ventre un incendie finit de me détruire, une culpabilité infernale me noircit et me remplit d’angoisses. Il part et je commence à ne plus être qu’un animal, à exister sous une autre forme : poulpe tentaculaire et souple, je n’habite plus mon corps. Parfois, je le sais, je ressemble à l’encre noire que la pieuvre crache par désespoir à ses ennemis pour les tromper et s’enfuir. Pour retourner à sa faille d’où elle peut observer le monde sans plus avoir à le subir.
Je ne parlerai plus, je n’occuperai plus de place nulle part, ainsi je l’ai décidé. Je me remets à murmurer au silence à la tombée du jour, quand tout peut se confondre, quand rien n’est encore défini, quand tout ne ressemble plus à rien. Les choses s’octroient dans la pénombre le pouvoir d’être autrement qu’elles paraissent, l’imagination ne se laisse plus guider par la réalité. L’évidence devient abstraite. J’écris en cet instant où le monde ressemble enfin à ce qu’il est vraiment : un théâtre d’ombres.
J’ai fait le serment de ne plus jamais adresser la parole aux êtres humains qui peuplent la terre. Je n’ai pas besoin de leurs paroles même si ils me la donnent. Je choisis le silence, le pouvoir de n’avoir plus rien à dire mais tout à penser. Je me fais de marbre, je me rends plus dure que la pierre et ne m’écarte du chemin que pour laisser se dissiper les turpitudes humaines, cet amas de poussières qui leur donne l’illusion d’exister plus fort et plus justement que moi qui les regarde depuis mes failles. Je me tais à la levée du jour, je me tais face aux aboiements des chiens enchainés que sont les humains autour de moi. Je me tais et garde pour moi ma singulière préférence pour les loups sauvages et leurs appels profonds à la naissance de la nuit. Alors, je bouge et entame presque sans bruit et sans le moindre heurt ma traversée de la vie. J’écris, je lis, je tisse et tout redevient lisse.
Je ne réponds à aucune attente, je n’adresse jamais mes regards à ceux qui se prennent pour le noyau du monde alors qu’ils ne font que circuler sur sa croûte, pissent, baisent et aboient comme les autres. Je n’ai plus de colonne vertébrale, je n’ai plus que des doigts, les chiens me côtoient sans jamais plus me toucher car j’ai signé un acte de paix avec le bruit pour qu’il me laisse le droit de faire le silence. En échange de cette arête de poisson plantée dans ma gorge par le monstre, je reçois des carnets et cette faculté de cracher autant d’encre que je veux.
Pendant près de douze ans, je consigne toutes les fois où le dragon se sert de la morte, je décris avec dégoût toute la laideur de cette racine, ma vie forcée parmi les chiens, toute la culpabilité qu’ils laissent honteusement pourrir en moi mais pas seulement, je dresse le portrait du mensonge, de ma sœur et de tous ses caprices, je note toutes les bouteilles de vin et de venins que ma mère ingère. Je note comment petit à petit, sa propre pourriture lui fait renier la beauté et la laisse mourir. Je dresse le portrait glacé et lucide de ma solitude. Je m’en voudrai pour toujours de n’avoir pas su subsister.
Tout, je décrypte tout et traduis tout en silence. Du ronron affectueux du petit chat au bonbon fondu dans ma main parce que je n’ose pas le laisser fondre dans la bouche, sur ma langue. J’imagine un nombre incalculable d’évasions possibles. Je tente toutes celles qui ne sont pas nuisibles.
J’écris, j’écris aussi et surtout des vers jusqu’à ce qu’ils se mettent à luire pour la nuit afin qu’elle ne soit pas trop mauvaise. Je ne sais pas dompter les syllabes, les phrases doivent pouvoir s’écrire en une seule ligne. Les textes doivent être en mesure de noircir une page de mon carnet.
Aujourd’hui, je ne possède plus ce carnet mais je me souviens si bien de lui. Du granulé et de l’odeur du papier, de sa couleur crème vanillée, je me souviens de ses proportions idéales, il tenait si bien dans la main, il se cachait parfaitement dans ma poche. Un jour, le carnet a disparu, mon malaise a implosé, ne laissant que les débris à ramasser. Mon écriture s’est peu à peu dissoute, s’est cherchée d’autres chemins sans jamais en trouver aucun et s’est tue.
Je n’écris plus. Je n’écris plus depuis que je sais que cela n’a aucun sens. J’ai tout détruis d’un seul geste, sans souffler le moindre mot à personne, sans même prendre la place d’une seule phrase. Je n’ai pas éprouvé le moindre regret lorsque j’ai fait disparaître ce recensement ridicule de la laideur. La poésie ne sert à rien.
Un jour, par hasard, mon carnet est sorti des ténèbres, entre les roseaux noirs, dans la boue froide de cet horrible cauchemar. J’aide ma mère à faire du rangement, c’est-à-dire que je l’aide à jeter toutes les affaires de papa à la poubelle, tout ce qui ne vaut pas d’argent et ne peut pas se vendre. Elle veut qu’il ne reste plus rien de lui, nulle part. Elle tente de le faire disparaître. Je la laisse noircir l’espace, pourrir ses propres souvenirs, je me tais, je me suis toujours tue face à cette femme, cette épave échouée qui n’a jamais eu d’ancre. Je n’ai jamais rien eu à lui dire. Même enfant, je n’avais pas besoin d’elle. Ses rares marques d’affection me tétanisaient. Je n’ai jamais eu besoin d’amour, de l’amour des humains car il n’a aucun sens. Il ne tient pas à ce qui me tient à cœur, il ne s’approche jamais même dans ses plus justes sollicitudes, de ce qui me tient moi, en vie et debout. Mes tentacules de poulpe, aussi laides qu’elles paraissent aux chiens, sont huit fois plus sensibles que le bout de leur langue gluante. Je les laisse aboyer et happer les os morts du vide.
Le carnet du silence, le carnet de mes larmes et de mes souffrances a ressurgi de la nuit par inadvertance. Plongé en pleine lumière, il aurait dû éclairer, être entendu. Si petit, si maigre, le plein jour lui avait rongé la peau sans l’entendre. Sans dire un mot, pétrifiée, je l’ai remis dans son tombeau, le tiroir de la table de nuit, au chevet de ma mère.
Sur les opaques chemins des vérités humaines
tu laisses fuir en mouvements lents la ténuité
Quel est donc celui qui prendrait le temps
pour te reconnaître
sans te dénuder
apprécier tes évasements sans briser
ta volonté de ne viser que la lumière
à petits feux fluides
à l’ombre d’un geste qu’on récite aux cieux comme une prière
qui donc laisserait le temps te contourner
pour te laisser épouser
le vide
Certaines choses restent en suspension dans le vide de ma vie sans que jamais je ne choisisse de leur attribuer un nom. Elles se résument à presque rien face à l’abîme creusé par toutes les significations que le monde accorde aux temps morts de l’existence.
Ces mystères inavouables, ces silences inouïs n’ont pas le statut du rêve, pas même celui du geste manqué, de l’intention, de la maladresse. Je ne sais pas comment ils naissent et où ils pourraient trouver un véritable nid d’où s’envoler.
Si je choisis de partir à la recherche de leurs noms, il faut que je sois patient. Comment apprivoiser un incendie sans l’éteindre ? Comment façonner un corps au vent, à l’oubli, aux déflagrations imprécises de la vie?
Certaines de ces choses pourraient occuper toute une phrase, tout un poème, toute une vie ou la détruire. Il faudrait que je puisse avoir le courage de poursuivre, l’audace de les porter en mon âme comme des braises trop peu dociles.
Certains choses sans mots sont fragiles et n’ont pas de peau, pas même la plus fine membrane pour recouvrir la chair à vif. D’autres sont dures et froides, comme endormies dans la rigueur infinie d’un marbre laiteux.
Pourrais-je jamais savoir si le mot que j’ai envie de leur donner correspond vraiment à leur état, dépeint réellement ce qu’elles sont sans mensonge ? Valent-elle toute la peine, si je ne suis même pas capable de pousser le moindre cri pour les soutenir, d’appuyer le moindre geste ?
Il se pourrait qu’ayant reçu leurs noms, leurs phrases, leurs poèmes, leurs vies, elles finissent par me filer entre les doigts sans m’accorder le moindre réconfort. Elles m’abandonneraient sans relâche à cet insoutenable face à face de mon existence avec le néant. Sans jamais s’épanouir et venir à maturité, mes absurdes intentions de délimiter un territoire à mes connaissances ne me tracent que des chemins de poudre. Ils s’effacent à mes premières défaites.
Il y a de ces choses qui n’existent pas parce qu’elles ne portent pas encore de nom, de phrases, de poèmes, de vie. Pourtant, elles occupent toute la place dans ma tête, elles parasitent mes pensées, se laissent couler dans mes veines et partent dans tous les sens sans que je puisse retenir leurs débordements. Certaines d’entre elles semblent ne jamais pouvoir tenir la place d’une parole, elles se contentent d’être cruellement un symptôme. Elles s’imposent insidieuses et muettes, s’enfoncent dans mes profondeurs vaseuses. Elles m’étranglent et m’angoissent. Elles me rongent, me rendent friable. Elles vivent, elles rient, elles se moquent, elles provoquent. Elles grincent. Il est peut-être parfois plus judicieux de les laisser tranquilles, telles quelles: sans grammaire, sans virgule et sans guillemets. Comment les dire ? Il faudrait pouvoir les libérer en grappes affolées, en troupeaux volcaniques, en explosions minuscules.