Questionnante

Jeu de tarot divinatoire dit dit « Grand Etteilla » ou « tarot égyptien » source image: BNF Gallica

Le jardin ressemble à un fouillis joyeusement chaotique. C’est une oeuvre abstraite et étrange qui occupe l’espace et le temps comme le ferait peut-être un ensemble de musiciens face à une partition difficile à lire, presque impossible à déchiffrer car elle s’adresse à l’instrument, à l’objet, à l’individu porteur d’âme et parce que chacun sait que sa voix personnelle et unique n’a de sens, n’a de force, n’a de vie que dans les corrélations qu’elle peut établir avec les autres en un instant donné. 

D’abord, il y a les végétaux qui se mélangent, s’élancent, se ramassent, échangent leurs plus vigoureuses pousses. Les feuillages qui persistent et ceux qui s’envolent et roussissent. Les fleurs et les bractées, les fruits en boutons ou ceux en train de se rouler sur le sol, ceux qui atterrissent et croiseront leurs racines avec celles plus vieilles qui croissent et gagnent déjà les profondeurs paisibles et sombres.  Il y a des senteurs qui voyagent, des conversations entre sèves. Des verts qui se soutiennent, des nuances qui affirment leurs légères différences.

Ensuite apparait la faune. L’olivier frémit, un rouge-gorge est devenu l’un de ses fruits. Une mésange se demande pourquoi cette branche se penche et quelle est cette ombre sous la tuile. Parmi les agapanthes, une famille de rouge-queues picore. Sautille, chante. Dévore une invisible nourriture. Un merle noir laisse croustiller sous ses pas les feuilles sèches de la haie qui protège sa petite promenade. Le corps frétillant de la bergeronnette des ruisseaux vient déposer sa note jaune acide comme l’écorce d’un citron, nette et proportionnée comme l’ hiéroglyphe. Les parfums des pins et des roses s’unissent aux senteurs des daturas et des feuillages qui pourrissent, de la mousse qui nait là où la terre reste humide. La mort déflore la vie d’un geste lent, amoureux, hivernal. Au loin le milan soulève un collier de brumes qui sentent comme l’eucalyptus.

Tout cela ressemble à la musique que jouerait un orchestre dont les instruments seraient laissés en pâture, presque à l’état sauvage, à peine accordés entre eux. Soudain un brin de silence, le chat entre en scène. Noir ébène. Sa démarche comme les notes sombres et claires du piano. 

Rien dans le jardin qui ne corresponde à une partie du jeu central, du jeu fougueux de sa vie, éphémère et réelle, éternellement renouvelée. Rien qui ne soit pas à sa place. Même moi qui partage quelques unes de mes heures avec ce jardin. Je me demande souvent lequel de nous deux à besoin de l’autre sans attendre la réponse. 

La plupart du temps, on ne voit rien, on ne sent rien, on n’entend rien alors on pense qu’il n’y a rien. On prend la liberté d’écraser l’horrible insecte, l’hideuse épeire. Toute une vie se passe dans l’ignorance qu’on accorde à notre certitude d’avoir raison, de savoir, de connaître. Et quand il s’agit de regarder un jardin, de découvrir une oeuvre qui nous déroute, d’entendre un message qui n’est pas celui que l’on espère, on se détourne. On étouffe. On refuse. On attend toujours de l’autre ce qu’il ne peut pas nous donner se foutant éperdument de ce qu’il veut nous donner.  

Fugue

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Il a contourné nos villes évité nos autoroutes nos clôtures
traversé les forêts longé les cours d’eau
franchi les cols transgressé les frontières senti comme l’air
parfois se fait lourd

il s’est nourri de neige fondante et de la blancheur imprudente
d’un agneau
il a tout simplement refusé de rencontrer nos pas
on lui aurait volé l’ambre de son regard la liberté de

marquer de ses empreintes les franges
du petit jour des crépuscules
d’embraser les pleines lunes d’appels insolents
afin que
la nuit lui confie sa course solitaire

Ssssss

On dit que sous la pierre

je suis la vipère

et que sous le poids des mots

je suis l’insipide déviation

de la pensée

On dit que je ne suis rien

et c’est vrai je l’approuve

La vie je la repère là où elle dévie

souplement des non

et pense les maux

Le silence ne pèse pas

la solitude me va

comme un boa

le froid ne gagnera jamais ma voix

Tombeaux

Paper Hummingbird by Cheong-an Hwang

L’oiseau blessé de ton enfance dort dans la dune face à la mer.

La dune à la chevelure hirsute regarde vague après vague le temps se défaire de son importance.

Quand les nuages comme un troupeau aveugle broutent l’écume, l’oiseau a envie d’étendre les ailes.

L’écume chatouille la plage qui rit et s’encourt comme une petite fille.

Le vent pousse les vagues à creuser des tombeaux pour les navires et pour les songes.

L’oiseau parfois se croit fait de sable quand le soleil avant de se coucher le disperse dans le ciel comme un pigment.

Il n’y a que toi pour savoir que ce qu’il te reste de cet oiseau meurtri ne sont que quelques plumes

blanches bercées par les bleus inouïs des marées.

Les forêts de chênes

Se mêlent à moi les chansons étranges d’une dizaine de voix car sous mes pas, sous les ondoiements de lichens et de mousses, sous les feuilles séchées et celles qui sont devenues de la poudre, s’étend un vaste réseau de veines où roucoulent les eaux d’une source. Se superposent aux chants minuscules, le silence solide des racines de chênes dont les troncs sobres et fiers portent des couronnes de feuilles. Toutes picorent dans le ciel la lumière comme si elle contenait des graines.

Mon regard sautille d’une branche à l’autre en savourant le froissement frais des feuilles, les contrastes joyeux et discrets de verts foncés et de blancs argentés. Les chênes centenaires se partagent la partie du ciel qui caresse leurs cimes. Ils ne laissent que les miettes tomber à mes pieds comme pour me chatouiller.

Je sens en moi, cette autre vie surgir et hennir. Je sais que je ne suis pas qu’une petite fille, mes fidélités à la rêverie m’autorisent à devenir n’importe qui, n’importe quoi et si je choisis, je suis souvent un cheval invisible. Mes naseaux sont larges et se gorgent de parfums, ma peau se sensibilise aux bruits, aux changements d’attitudes du monde autour de moi sans plus chercher à comprendre pourquoi. Mes questions ne trouveront jamais de réponse. Je perçois cet agencement des choses totalement autrement que du haut de mes huit ans. Les difficultés, les laideurs de la société humaine qui m’effraie, s’écartent alors de mon chemin. J’ai l’impression de dépasser des limites sans me faire d’illusion sur la réalité quotidienne que j’affronte sans parole.

Le quotidien, c’est une solitude permanente au sein d’une humanité grouillante, c’est le ronron de mon petit chat contre les râles titubant de ma mère dont le verre de vin jamais ne se vide. C’est un curé stupide qui me refuse le droit de l’assister aux cérémonies parce que je suis une fille. Le quotidien ce sont des professeurs qui crient parce que nous, les enfants, nous n’arrêtons pas de faire des conneries, de commettre des erreurs, d’écrire des fautes.

Dans la forêt, je suis libre. Cheval ailé, je surprends les yeux bruns du faon, et le cœur de la grenouille qui bat à la surface lisse et brillante de sa peau. Je suis un rebondissement de la vie. Mes ailes sont une forteresse légendaire, le déploiement d’une armée en guerre, victoires et défaites perforent le trou noir de la cruauté. Parfois, je tremble. Mes ailes sont comme si l’ensemble des nuages s’apprêtait à déverser toutes leurs inquiétudes en une seule et même pluie. Parfois, j’ai peur et je pleure. Mes ailes découvrent la nuit, dévoilent les étoiles et les galops de la lumière pour parvenir jusqu’à la terre. Je me sens faire partie de l’infini jeu de patience qu’est ma vie.

Songes

Japanese paper artist Nahoko Kojima

Mes larmes

parcourent un espace pour le suspendre

à un fil de soie comme le corps de l’araignée

comme le songe à la matière qu’il est censé toucher.

Mes larmes, étoiles lointaines qui sanglotent

algues et chevaux de lumière subissent

aléatoirement les lames de mon âme

laissées à elles-mêmes

elles ne sont ni racines, ni raisons

elles signent mes perceptions – seraient-elles à ce titre des mensonges ? –

Elles tracent les rides sur mon visage

se creusent un lit comme celui de ces rivières fantomatiques

dans les déserts

mes larmes transportent la transparence de mes émotions,

leur inutilité est souvent

évidence

mais mes larmes me lient tendrement

à cette chose en moi qui s’efforce d’avancer à contresens

Les idées claires

René Magritte, Les Idées Claires, 1955

 

Derrière les dunes, il y a un tigre. On voit sur la mer, le soleil lui dessiner ses rayures. Derrière les corps blonds de sable, il y a une étendue sauvage et vorace. Des griffes, des crocs et une force indomptable. Une liberté qui ne se repose jamais. Il crie, s’émousse à la moindre vague, il n’est attiré que par le large. Le félin se tait rarement. Le vent brandit inutilement un fouet, le fait claquer sur le sable ou le lance en rage vers les nuages. Qui veut dominer par la tyrannie, finit toujours par périr.

C’est l’hiver, et je conduis ma voiture sur la route qui borde cette muraille de sable et d’arbustes que les tempêtes façonnent ou amusent. C’est l’hiver au fond de moi mais pas là sur ces sommets qui narguent d’une hauteur de quelques mètres le niveau zéro où règnent en maîtres absolus le tigre et sa liberté.

Je sais qu’il est sorti de sa brousse grise et bleue et qu’il joue sur la plage. L’hiver est une saison profondément humaine, pour le tigre c’est toujours la même saison qui le gorge d’envies.

Je pleure sans larme car je me sens prisonnière d’une cage qui n’est autre que moi-même. Je l’ai construite par désespoir au fil de longues années désertiques. J’ai dépassé depuis longtemps les limites de ce qui est supportable et découvert que ma tristesse n’ a pas de fond, elle persiste à me plonger dans le noir.

Il ne faut plus de force pour partir avec les courants, épouser le tigre, être à jamais dans les vagues. Écume ou rage, coquillage qui finira en grain de sable pour alimenter un tout. J’ai si souvent songé à périr avec l’horizon qu’emportent les courants comme une jeune mariée dans une immensité inconnue de tous.

 

Substance

« Beauty of the Brain »

Au milieu de mon pays

inscrit dans l’abandon lascif des rivières,

les fins doigts de ton intelligence

habilement nouent des alliances.

Les petits points précis se rassemblent pour former un chœur.

L’onctuosité bruissante d’un jardin

que l’on met des milliers d’années

à inventer se déploie.

Parfois du dos de ta main, tu fais naître des vagues

semblables aux chants de lumières qui ondoient sur la mer.

Baume

Elle a posé ses mains comme deux ailes sur mes hanches

l’une d’entre elles a poursuivi les ombres qui voilaient mon âme

-le soleil portait le ciel dans son ventre-

l’autre s’est mise en frôlant mes rives sauvages et les lichens secrets

à invoquer les vertus opalescentes et douces du jade

 

Indécis

Ebru Sidar – undecided

Je suis celui qui ne trouve plus de mot

qui n’a jamais reçu de nom

si ce n’est celui inconnu oublié

du mépris ou de l’ignorance

je suis celui dont les lèvres ne rencontrent plus de soif

dont la gorge et l’espace

des rêves sont remplis de poussières et de faits

sans intérêts

je suis celui dont les brumes et les nuits blanches

on fait un fantôme

fantasque collectionneur d’erreurs de chagrins et d’impasses

parfois il arrive qu’au sortir d’un dédale

le silence et le froid me referment

étrangement les bras