Prodigue toujours ta beauté sans compter ni parler. Tu te tais. Elle dit à ta place: je suis, puis en multiples sens retombe, tombe enfin sur chacun. Rainer Maria Rilke
Le jardin correspond avec quelqu’un que personne ne regarde. Ce fantôme a besoin de peu de chose pour poser la voix qui fait frissonner par ses silences les feuilles lourdes de la torpeur.
Que comprendre des mots qui se retiennent de tomber là où poussent les humains mais se récoltent à foison dans les flaques dont la surface sert de miroir à tous les visages de la mer?
La pluie, petite poule blanc neige picore des graines invisibles. Parmi elles, il doit bien y avoir quelque perle, quelque promesse oubliée et quelques unes de mes larmes anciennes.
Straw-colored Fruit Bat Eidolon Helvum, Ben Van Den Brink
Entre
ce venin
et
mes articulations
l’espace libre
laissé en friche aux secondes
•
chacune
comme un grain
grippe
mes mouvements
afin que je n’avance
jamais
souplement
•
des gonds rouillés
grincent
grondent
ponctuent
vagues
tornades
granuleuses
torsions
•
mes os sont toujours sur le point
de se réduire en poudre
•
Parfois par un soupirail
des lambeaux de souffrance s’échappent
Je les contemple
battre de l’aile
•
Parfois en rêve
j’échange mes chauves-souris
vampirisantes
contre
les quelques gouttes phosphorescentes
du crépuscule
afin que survienne la trêve
Je me souviens de tous mes vertiges et de cette fois où mon crâne percuta pour la première fois la route noire et dure d’un été qui de toute façon allait finir par mourir. Du haut de mes huit ans, la certitude de ne devoir jamais plus souffrir. Je me souviens du goût du sang et de l’horrible brûlure au milieu de mon front. Il me fallut quelques minutes pour revenir à la vie, pour revenir de cet état réconfortant et solide à celui déstabilisant de comprendre que l’accident ne s’était pas déroulé dans mon rêve. J’étais bel et bien sur le sol, brisée en je ne sais combien d’éléments. Réussirai-je à reconstruire ce puzzle, celle que j’étais avant?
Je me souviens comme je souffrais d’être vue ainsi par la foule, les murmures et les paroles sans signification me servaient de couverture jusqu’à ce que quelqu’un me recouvre la figure d’un mouchoir et disperse les meutes, les chiens.
Je me souviens de ce contraste entre moi et le sol. Lui si chaud et moi si froide dans les bras de l’hiver. Pourquoi a-t-il fallu que j’assiste à ma propre descente aux enfers, sans faiblir, sans jamais être capable de perdre conscience? Je me souviens du poids de mon corps alors, de la masse de ma chair défaite de moi-même.
Toutes mes fractures sont restées plantées sur la place publique mais personne n’a été capable de voir au-delà. Personne, pas même moi pour sonder la peine.
Depuis, plus rien de précis n’ose me servir de socle, je ne sais comment dire oui à la vie et non à la mort. Des torrents, des mouvances, des terres meubles, des ciels sans îles hantent mes rives. Tout me semble vague et n’avoir aucun sens. Je ne me regarde plus dans aucun miroir persuadée que celle que je regarderai s’est défaite de mon âme.
Tu descends les escaliers comme attirée par une force qui ressemble à ce que tu appelles la mort.
Mais ces escaliers ne mènent que vers toi, ils se rapprochent de ce que tu croyais n’avoir que rêvé.
Ils te rapprochent de tes béances, d’une ultra-conscience et de tes périodes à vide où plus rien n’a d’importance.
Tu avances comme des notes qui attendent un chef-d’orchestre, comme la sève qui espère ce jardinier pour créer des sculptures de verts veloutés, de blancs flamboyants et de bleus clairsemés. La vie ne prend sens que si tu lui fais porter des noms comme des poèmes.
Dans ta main, un galet poli dure sans ride, dans tes yeux, le ciel se refait une beauté mais dans ta tête, personne ne sait vraiment ce qu’il arrive. Tour à tour on dit que tu rêves ou que tu délires alors que toi tu sais avec certitude que la vérité n’est point cette cruelle monstruosité qu’on aimerait bien te faire avaler.
Heureusement, tu résistes. Ta voix aiguë sombre, se sent triste et seule à comprendre lorsqu’elle trouve le repos dans les tombeaux du temps.
Lorsque les émotions m’envahissent, j’entre dans un monde où le ciel est plusieurs, où la terre ne dessine plus une ligne à l’horizon mais déploie une chevelure qui se noue et se dénoue continuellement.
Mon existence alors ne se balance plus entre le oui ou le non mais s’entraîne à faire face à une infinité d’espaces où les possibles sont la raison. Un cordon ombilical me lie aux étoiles et je marche comme une onde sur des tapis volants. Le temps semble s’être fait sable et plus rien n’a de sens.
Dans ces moments, il m’est difficile de reconnaître l’autre et les limites qu’il impose à sa réalité bicéphale. D’entendre son langage, de comprendre les doubles sens. Et je sens combien c’est difficile pour certains d’admettre que le monde qui me submerge n’a pas que trois dimensions mais que sa réalité en possède plus que nous ne pouvons l’imaginer.
Ce ne sont pas des états qui me font perdre la conscience mais qui au contraire me confrontent à une réalité qu’on ne peut que rêver. Que se résoudre à la nier, c’est comme se crever les yeux, s’amputer de facultés qui nous sont nécessaires pour progresser.
Mes mots, mes tentatives d’encercler la poésie comme si j’avais à la dessiner comme une galaxie ne représentent rien. Rien qu’une particule d’un néant en train de se perdre en voyageant dans ce que j’en ressens.
Brush Holder with Poet Li Bai, Two Brushes Qing dynasty (1644–1911)
Une ombre semblable à une tache d’encre se déplace librement en moi comme le font les méduses dans l’océan. Le temps, la place qu’elle occupe s’imbibent fébrilement de son étrange transparence.
Fantôme de moi-même, empreinte fugace de mon âme, elle évolue sans jamais se hisser, sans jamais se fixer. Est-elle douée de la parole, serait-elle capable de se glisser dans l’habit sobre et princier de la conscience ? Probablement pas, cela ne la concerne pas, elle circule sans jamais se fixer à une raison. Quelle signification trouverait-elle à son errance ? Ce serait comme vouloir enfermer les saveurs du souvenir dans un flacon, dans une maudite phrase.
Une ombre me regarde du fond de mon puits sans jamais déposer sur mes lèvres un « parce que c’est ainsi ». Les « pourquoi » gardent le silence comme ces pierres polies où la patience d’un être noble imprime les résonances et fulgurances de la vie.