Prodigue toujours ta beauté sans compter ni parler. Tu te tais. Elle dit à ta place: je suis, puis en multiples sens retombe, tombe enfin sur chacun. Rainer Maria Rilke
De toi à moi de dessous le galet poli et froid depuis la fourmilière depuis le nid depuis le temps de l’endroit où naissent les rides de là et d’ici d’un astre à un autre de poussière à pollens de sève à fruits depuis le puit le point l’appui de l’invisible phrase qui te porte depuis ce temps où tes lèvres ne connaissaient le mot de la cime du creux de la porte du sommet du secret de la tourbière de la ruche du lac de glace de la mer du cratère depuis un cimetière un champ vide un enclos depuis la nuit de dessous le tapis par dessus les frontières en suivant les nervures en croisant les hampes depuis toujours à partir de rien mon silence
Anish Kapoor, Zonder titel 1992 polystyreen, aluminium, fiberglas, acrylmedium en pigment diameter 220 cm, ruimte 480 x 240 x 380 cm 1993.AK.01
Parmi les nuages
la nuit
l’hiver
le froid
la pluie
la lune
elle finit par descendre et se pose
sur les branches d’un pin aux aiguilles argentées
elle choisit sûrement celui
qui la suivra un jour
enfin ce sera moi
parmi les nuages
la nuit
l’hiver
dans le froid et la pluie
je vois ton visage celui
que tu n’avais pas alors
que tu étais encore en vie
GAO XINGJIAN 高行健 Moonlight 2014 / Au Clair de la Lune, 2014 Chinese ink on paper 35 3/5 × 37 in 90.5 × 94 cm
Avant de gagner la mer, la brume se repose sur les épaules des collines. Elle reprend des forces, s’enfle comme un énorme bourgeon jusqu’à changer de couleur. Parfois, elle se retire et choisi d’envahir l’autre versant du monde, celui que peuplent les forêts, les roches et leurs fines fontaines de dentelles blanches. Elle finit par se perdre ou par perler sur les herbes, les mousses ou les petites plumes argentées des buissons.
Le soir, je crois qu’assis sur le plus culminant des rochers, tu me regardes et m’attends depuis des années. À force de regarder ta silhouette se découper dans l’azur comme le vol d’un oiseau éperdu de hauteurs, mes yeux se mettent à briller et à presque pleurer. Finalement, je comprends que ton ombre si décidée est un buisson fulgurant que le vent a sculpté.
Le vent descend souvent de la montagne en se laissant glisser lentement, titillant à peine les centaines d’oliviers de la plaine et puis regagne le ciel dans un seul et même mouvement à la manière d’un cétacé qui soudain s’engouffre dans les cerceaux de bulles qu’il a lui-même dessiné. Alors, subtilement quelque chose qui s’apparente au silence reprend sa place à côté de mes organes vitaux, comme un fantôme, comme le souffle d’un mort, comme pour me faire comprendre à quoi ressemble la réalité. Réalité raisonnable à laquelle on donne le nom de « devoir », de « responsabilité » comme si assumer sa part toujours plus vaste de silence, de solitude face à la nature qui culmine au bout de chacun des regards, comme si « être dans la lune » n’était véritablement qu’une fuite en avant.
Parfois je pense que ceux qui ne rêvent pas, ceux que le silence n’hante jamais sont des irresponsables. Parfois je crois que le silence est la part la plus dense et la plus difficile à porter. Une motte de terre noire, les tripes de l’univers, j’aimerais toujours être en état de savoir ce qu’il faut en faire.
Parfois je sens que le silence est un champ de fleurs sauvages, les racines, les tiges, les corolles, les pistils se chargent de le retenir, de lui donner de la contenance car comme le sable des dunes, le silence toujours s’échappe, s’évapore entre deux mots, deux cris.
C’est un mot dont on dirait
qu’il est fait du jet d’encre
tracé d’un seul morceau
par un pinceau
bu par le papier
il vous observe en train d’essayer
de deviner de quoi il parle
d’un pays lointain
où des montagnes dévalent
des torrents
dans leurs vagues comme des mains
se tournent et se retournent les galets
d’un pays où les fougères forment
les forêts en fredonnant
par la lumière qui coule de mousses en lichens
les arbres se font décortiquer l’âme et le tronc
d’un pays au delà du trait
que posent les regards
sur l’horizon
Comme le rayon d’une ruche dont mes souvenirs sont les abeilles, j’attends. Autour de moi, l’effervescence d’un port, ses bateaux dont les vagues applaudissent les coques, ses voiles et ses moteurs qui déchirent perpétuellement le ciel ne perturbent pas l’azur de mon silence. Je voyage au coeur des choses les plus intimes, les plus susceptibles d’échapper à l’amalgame engendré par les oracles de la beauté écervelée dont se gavent les foules avides.
Dans mon alcôve dorée, la lumière danse secrètement, elle rêve de la patience orchestrée par les ondes sous-marines. Elle se demande pourquoi elle se transforme en poudre avant de devenir fluide invisible tissant parfois les robes de la déesse turquoise de courants chauds et de courants froids. Elle ne regrette pas cette alliance qui lui permet de caresser les créatures étranges dont on se demande si elles sont végétales, si les étoiles qu’elles représentent ont bien les bras et les jambes et les ventouses pour se suspendre dans le temps comme s’il était une immense toile.
Les ailes des insectes vrombissent, elles finissent toujours par retrouver leurs chemins. Les pistils se dressent, les corolles tremblent dans une infinité tendre qui ignore que l’hiver lui aussi est pourvu d’aurores transparentes. J’attends car j’ai peur de l’ours et de sa langue, de l’homme et de ses mensonges, des tyrans qui se servent de ma cire pour conquérir le néant afin de le punir d’avoir les yeux, les griffes et la liberté du tigre.
Voilà que l’on m’approche, une pupille maternelle rutile, une conque gorgée de désirs cristallise une multitude de parcelles du passé. J’en fais mon miel pour continuer d’exister.