L’eau nocturne d’une flaque

© Antoine d’Agata pour l’agence Magnum – d’après une phrase du livre de Louis-Ferdinand Céline « Voyage au bout de la nuit »: « C’est des hommes et d’eux seulement qu’il faut avoir peur, toujours. »

Quand il ferme les yeux il voit

un arbre les feuilles bruissent

il entend les cris de créatures

minuscules à la place du visage

un masque souriant d’où s’extirpe

un regard

pupilles brillantes telles l’eau nocturne

d’une flaque et il se demande pourquoi

du jour au lendemain son quotidien

a été gommé

a disparu

en même temps que la porte blindée de son appartement

que les fenêtres 

tant d’éclats sur le sol

pourquoi les écoles n’accueillent-elles plus que les vieillards

pourquoi les villes se sont-elles embourbées

il connaît la réponse mais il ne veut la formuler

depuis qu’il a vu son voisin transformé par la mort

en une brutale sèche et rocailleuse sculpture

rongée par la peur surprise par une douleur 

monumentale


On peut apprécier le travail d’Antoine d’Agata notamment sur sa page instagram.

Son travail sur la guerre d’Ukraine réussit à signifier l’horreur de la guerre. Images insoutenables, elles chassent le voyeurisme journalistique. Ceux qui sont morts et dont les cadavres pourrissent à l’air libre sont des hommes, des hommes. Que reste-t-il d’eux ici, là et ailleurs ?

Qui vit au large

“Volume Project…” by Kincső Tóth- source de l’image: **

Il pose ses doigts sur mon poignet

pour prendre le pouls
mais rien

peut-être n’ai-je plus de coeur

fondu comme un sucre dans la boisson chaude des larmes

mais non

il est là cet organe incontrôlable

à  débattre seul en sourdine 

dans le néant abyssale du corps

À tous les silences

©Tomohiro Inaba source image:Artistaday

L’eau était glacée

mais

c’était ça ou la mort

mais

la mort a plongé aussi

mais

elle n’avait pas froid

n’avait point peur

elle aboyait

je suffoquais

ils ont signalé

que

j’avais franchi la frontière la démarcation 

et

que

j’étais libre sauvée

mais 

ils ont  malgré tout tiré

et  après

 donné

ma dépouille aux chiens à leurs aboiement leurs dents

ma carcasse à la forêt, à ses croassements, à sa bouche édentée

à tous les silences 

véhémence

la force des phrases qui se répètent
à l’instar des vagues
obnubile
mon esprit 

la gorge de cette femme déborde d’appels auxquels

personne ne sent de répondre

je cherche 

ce qu’il reste du langage après les larmes

dans l’olivier
le murmure oxydant de la mer
trouve un écho

qui le fait frissonner

dans le jardin c’est l’heure

des spectres

l’après-midi se peuple de petites ombres
qu’il est facile de confondre

avec les pommes de pin

ailleurs le monde s’effondre

car ce qu’il tombe des arbres

désormais

ce sont des bombes

D’avance

Bertrand Els via Tumblr

Tu entends les pas d’un ange mais il ne s’agit

que de la pluie

dehors
au large


tu songes aux spectres qui s’accumulent toujours plus nombreux dans l’obscurité
susurrant que tu es sans substance  que tu n’as aucune volonté 

tu entends comme le temps se délie peu à peu se dilue 

bientôt l’absence de silence sera saluée


dans le jardin

tu entends sporadiques 

des larmes

sur la vitre déferlent de petites notes métalliques

il faudra que tu te décides à les ausculter
pour comprendre

l’ogre l’insecte immense qui grignote le monde
la vie comme un fruit condamné
d’avance 

Hier

Killer Tails
Photograph by Paul Nicklen, National Geographic

Hier 

Ils

Se sont acharnés 

En bandes musclées 

Criardes et persuadées 

De leur bon sens 

De remettre à flots

Évent obstrué et nageoire dorsale broyée 

Par la mâchoire d’un moteur à hélices

La baleine tueuse 

Comme ils osent l’appeler 

Remords

via vandelsac

Ton petit visage d’enfant s’emplit de larmes
qu’est-ce que tu fais là au bout de l’allée appuyé à ta propre pierre tombale
tu as le visage de celui qui tombe pour la première fois
d’une montagne


j’attends inlassablement que la vie te relève

et parle des vrais maux


à plein poumons

mais les silhouettes en cortèges lourds
répercutent
les dociles invitations à saluer la mort


pour toujours toi tu veux pleurer haut et fort

que tu es là encore à hanter les remords 

d’être né  

bien moins fort que tous ces autres

Effroi

©Gerhard Richter Couloir
1964 150 cm x 135 cm Catalogue Raisonné: 52
Huile sur toile

 

C’est encore l’hiver pourtant
quand elle ouvre la fenêtre

c’est le printemps qui entre
grains de mimosa dans la chevelure
une parure de pétales de giroflée posée sur les épaules

il illumine de son regard chacun des livres anciens
de la bibliothèque

il en réveille quelques uns d’autres roussissent jusqu’à se faner
et périr d’illisibilité 

il s’assied dans le fauteuil du père défunt

chaque feuillet posé sur le bureau espère encore la signature du maître
mais

la porte claque lorsqu’elle referme avec brutalité la fenêtre

elle attend de voir comment le printemps prisonnier
va s’y prendre pour s’échapper

fuir
elle en rêve depuis tellement d’années
aller librement sans la moindre arrière pensée

aller là où le regard lourd du vieux ne va pas poser de nouveaux problèmes
être hors de porté du geste grossier qui la condamne à chaque fois

le plancher grince dans le couloir quelqu’un crie
de hisser la voile
la demeure familiale devient enfin une caravelle
ne manque plus que la houle
folle et l’ivresse

un fantôme tient déjà le gouvernail
est à la barre
usurpe le pouvoir

le printemps
son printemps à elle les voilà dans la cale

Elle ouvre la fenêtre
c’est l’hiver pourtant elle décide de jeter l’ancre
là dans le jardin près de l’acacia en train de fabriquer des milliers de soleils
pour d’autres univers.

Comment dire ?

 

Source: ici


Quelque chose semble ne jamais guérir
une blessure éternelle
hante

J’ai essayé plusieurs fois de chasser ce spectre ou de le comprendre

sa réponse est toujours la même

:

c’est pour te prémunir

L’angoisse féroce comme si j’habitais la grotte de mes ancêtres

ce qu’elle cache je n’ose le regarder en face
c’est l’exploitation par des humains de mes terreurs animales

c’est cet instant où tu sais que tu es brisée parce que tu es décidée à ne plus jamais fondre en larmes


l’éducation par les « ça t’apprendra »
« ça te fera une belle jambe » pour touiller dans la vase


serais-tu coupable d’avoir osé
avoir mal

parfois tu en viens à vraiment vouloir cette mort dont tu n’avais même pas l’idée qu’elle puisse exister
des heures où l’on t’abandonne dans un fossé
sur une civière un drap noué pour calmer la douleur

les murs n’arrêtent pas de te susurrer
que l’unique façon de résister est de se suicider
ou se scier en plusieurs morceaux épars


tu restes là avec les os qui se tordent l’âme qui se froisse un corps qui t’abandonne
et les nerfs te font croire qu’à la place des ailes
tu n’as désormais plus que des moignons brisés 

la petite porte sur l’articulation meurtrie par laquelle quand tu l’ouvrais s’évanouissait la douleur purulente reste fermée
la rotule voyage comme une comète
tu regardes la brûlure froide qu’elle laisse dans le regard de ceux que tu prenais pour des frères