Prodigue toujours ta beauté sans compter ni parler. Tu te tais. Elle dit à ta place: je suis, puis en multiples sens retombe, tombe enfin sur chacun. Rainer Maria Rilke
Sur la plage la vague ouvre un éventail une autre en souligne la dentelle d’écume une autre efface toute trace du travail
ce qui demeure en mon esprit c’est l’instant où le sable se découvre un pelage quand on le caresse une voix parce qu’il respire à peine quelques secondes d’effervescence
sans opérer le moindre écart le temps tente une nouvelle fois d’inscrire le présent en dehors de toute limite sans attirer le regard
le jambage d’une lettre le creux d’un signe le dos d’une ponctuation la stigmate silencieuse que laisse l’évocation
Dans l’encadrement de la fenêtre ouverte, se déploient entre les feuilles tendues comme des lances vers le soleil, les hampes et les fleurs. Plus léger que ses plumes, l’oiseau trempe son bec dans les calices, pour éclaircir sa voix, pour déloger la rosée. Les feuilles servent d’éventail, de plumes de paon pour attirer les regards ou encore de paravent afin que naissent dans l’ombre d’autres fleurs plus petites et leurs habitants plus fragiles encore.
J’aime observer par les fenêtres ouvertes ou fermées ce qui se passe dans cet au-delà, l’extérieur enlacé par un cadre rigide comme s’il s’agissait de l’oeuvre d’un peintre. J’aime voir comme ce qui est représenté déborde, ne se suffit pas de l’espace imposé. De la même manière, j’aime me poster devant les tableaux des maîtres dans les musées. Je regarde des oeuvres dont on méprise souvent la modernité sous prétexte qu’elles sont accrochées là depuis des années, qu’elles ont maintes fois été décortiquées par les critiques et les connaisseurs d’art.
J’aime le « Marat assassiné ». Les bras, les mains. L’une qui tient encore la plume et l’autre qui tient une lettre que le sang macule. La tête enveloppée d’un linge, penchée sur l’épaule qui lui sert désormais de socle. Le visage qui semble sourire dans l’agonie, le corps dont on soignait les maux par l’eau d’un bain. On nait de l’eau, tiède liquide amiotique maternel. On meurt dans l’eau, la baignoire est un cercueil, un linceul blanc imbibé de sang enveloppe déjà ou presque le corps. La stèle funéraire porte la signature de l’artiste. Le peintre se fait l’ultime témoin direct de ce qui est en train de se produire: Marat meurt. De la criminelle ne reste que son geste fatidique attesté par un couteau au manche de nacre et dont la lame est encore imprégnée du sang de la victime. Plume, signature, stèle, lettre et couteau flottent ensemble dans le même espace de significations. Ce qui devait advenir est advenu. J’ai lu la lettre, j’ai signé de mon nom une oeuvre, j’ai tué quelque chose en moi, on ne revient pas sur ses gestes.
Le corps mise en scène n’en finira jamais de peser, de sombrer tel les christ qu’on descend de la croix. On porte tous en nous le fardeau de notre corps sans vie, l’agonie est ce qu’il reste de l’existence. En contemplant ce tableau, j’ai le sentiment étrange d’être complice par mon silence d’un meurtre. Il n’est rien que je puisse faire pourtant contre le cours inéluctable de l’histoire. Il est toujours trop tard. Les évènements s’enferment sur eux-mêmes et ceux qu’on glorifie se juxtaposent à ceux qu’on rend anonymes sans les peindre. A mesure qu’on les multiplie, ils perdent presque tous la faculté de nous alerter. Est-ce encore Marat qui meurt?
Que se passe-t-il dans ce cadre? Un homme meurt, son corps est là pour l’attester. Et l’assassin? Il rôde tout autour. Il est hors cadre. Il est dans l’ombre éternellement sur le point de partir ou de revenir. Que sait l’artiste? Il sait que c’est lui qui a produit cette image. Que sait celui qui regarde? Rien. Finalement, il ne sait rien en dehors de ce qui lui est montré.
Indéfiniment, je regarde par les fenêtres. Paysages éteints, jardins gorgés de lumière, pans de vies minuscules, résumés des saisons passées et à venir.
Jeu de tarot divinatoire dit dit « Grand Etteilla » ou « tarot égyptien » source image: BNF Gallica
Le jardin ressemble à un fouillis joyeusement chaotique. C’est une oeuvre abstraite et étrange qui occupe l’espace et le temps comme le ferait peut-être un ensemble de musiciens face à une partition difficile à lire, presque impossible à déchiffrer car elle s’adresse à l’instrument, à l’objet, à l’individu porteur d’âme et parce que chacun sait que sa voix personnelle et unique n’a de sens, n’a de force, n’a de vie que dans les corrélations qu’elle peut établir avec les autres en un instant donné.
D’abord, il y a les végétaux qui se mélangent, s’élancent, se ramassent, échangent leurs plus vigoureuses pousses. Les feuillages qui persistent et ceux qui s’envolent et roussissent. Les fleurs et les bractées, les fruits en boutons ou ceux en train de se rouler sur le sol, ceux qui atterrissent et croiseront leurs racines avec celles plus vieilles qui croissent et gagnent déjà les profondeurs paisibles et sombres. Il y a des senteurs qui voyagent, des conversations entre sèves. Des verts qui se soutiennent, des nuances qui affirment leurs légères différences.
Ensuite apparait la faune. L’olivier frémit, un rouge-gorge est devenu l’un de ses fruits. Une mésange se demande pourquoi cette branche se penche et quelle est cette ombre sous la tuile. Parmi les agapanthes, une famille de rouge-queues picore. Sautille, chante. Dévore une invisible nourriture. Un merle noir laisse croustiller sous ses pas les feuilles sèches de la haie qui protège sa petite promenade. Le corps frétillant de la bergeronnette des ruisseaux vient déposer sa note jaune acide comme l’écorce d’un citron, nette et proportionnée comme l’ hiéroglyphe. Les parfums des pins et des roses s’unissent aux senteurs des daturas et des feuillages qui pourrissent, de la mousse qui nait là où la terre reste humide. La mort déflore la vie d’un geste lent, amoureux, hivernal. Au loin le milan soulève un collier de brumes qui sentent comme l’eucalyptus.
Tout cela ressemble à la musique que jouerait un orchestre dont les instruments seraient laissés en pâture, presque à l’état sauvage, à peine accordés entre eux. Soudain un brin de silence, le chat entre en scène. Noir ébène. Sa démarche comme les notes sombres et claires du piano.
Rien dans le jardin qui ne corresponde à une partie du jeu central, du jeu fougueux de sa vie, éphémère et réelle, éternellement renouvelée. Rien qui ne soit pas à sa place. Même moi qui partage quelques unes de mes heures avec ce jardin. Je me demande souvent lequel de nous deux à besoin de l’autre sans attendre la réponse.
La plupart du temps, on ne voit rien, on ne sent rien, on n’entend rien alors on pense qu’il n’y a rien. On prend la liberté d’écraser l’horrible insecte, l’hideuse épeire. Toute une vie se passe dans l’ignorance qu’on accorde à notre certitude d’avoir raison, de savoir, de connaître. Et quand il s’agit de regarder un jardin, de découvrir une oeuvre qui nous déroute, d’entendre un message qui n’est pas celui que l’on espère, on se détourne. On étouffe. On refuse. On attend toujours de l’autre ce qu’il ne peut pas nous donner se foutant éperdument de ce qu’il veut nous donner.
Un fantôme s’est incrusté sur la pierre tombale, un fantôme minuscule circule sur le socle massif d’un monument. Un nuage tourbillonne, annonce une vague de froid, dénonce la visite possible d’une tempête plus effroyable.
Existe-t-il quelque chose de plus glaçant que l’ignorance, l’oubli et toutes les dispositions prises afin que ta solitude jamais ne puisse occuper la place qui lui revient? La place de ton ombre, la place de l’indécision. La place d’un contour et de toutes ces phrases éructées par une feuille morte.
S’installent de rangées en rangées, les corps bien définis de théories absurdes qui toutes ont pour but de contourner les questions, de les embobiner, de les momifier.
Que les âmes s’envolent, il n’en a jamais été question. Même la mort est une définition rancie. Que ce fantôme est las! Qu’il est laid!
Sa couverture est pourtant taillée dans la même étoffe laiteuse que celle qui sert aux nuages quand ils voyagent. Pas un linceul, seul un voile d’araignée qui s’envole. Un fil qui survole les fleuves, les traverse, les croises entre eux.
Un fantôme a bu à toutes les fontaines qui gloussent, un fantôme s’est fait manger mille fois par la mouette rieuse qui brode l’écume. Un fantôme fiente du temps. Perdu. Deviendrait-il un cyclone si quelqu’un touillait dans son coeur comme dans une soupe? Si quelqu’un rentrait dans son corps à l’haleine de dragon. Si quelqu’un se servait de son oeil de cyclope pour scruter les alentours?