Fenêtres

Détail de la lettre de Charlotte Corday que tient Marat.
Détail de Marat Assassiné de Jacques-Louis David 

Dans l’encadrement de la fenêtre ouverte, se déploient entre les feuilles tendues comme des lances vers le soleil, les hampes et les fleurs. Plus léger que ses plumes, l’oiseau trempe son bec dans les calices, pour éclaircir sa voix, pour déloger la rosée. Les feuilles servent d’éventail, de plumes de paon pour attirer les regards ou encore de paravent afin que naissent dans l’ombre d’autres fleurs plus petites et leurs habitants plus fragiles encore.

J’aime observer par les fenêtres ouvertes ou fermées ce qui se passe dans cet au-delà, l’extérieur enlacé par un cadre rigide comme s’il s’agissait de l’oeuvre d’un peintre. J’aime voir comme ce qui est représenté déborde, ne se suffit pas de l’espace imposé. De la même manière, j’aime me poster devant les tableaux des maîtres dans les musées. Je regarde des oeuvres dont on méprise souvent la modernité sous prétexte qu’elles sont accrochées là depuis des années, qu’elles ont maintes fois été décortiquées par les critiques et les connaisseurs d’art. 

J’aime le « Marat assassiné ». Les bras, les mains. L’une qui tient encore la plume et l’autre qui tient une lettre que le sang macule. La tête enveloppée d’un linge, penchée sur l’épaule qui lui sert désormais de socle. Le visage qui semble sourire dans l’agonie, le corps dont on soignait les maux par l’eau d’un bain. On nait de l’eau, tiède liquide amiotique maternel. On meurt dans l’eau, la baignoire est un cercueil, un linceul blanc imbibé de sang enveloppe déjà ou presque le corps. La stèle funéraire porte la signature de l’artiste. Le peintre se fait l’ultime témoin direct de ce qui est en train de se produire: Marat meurt. De la criminelle ne reste que son geste fatidique attesté par un couteau au manche de nacre et dont la lame est encore imprégnée du sang de la victime. Plume, signature, stèle, lettre et couteau flottent ensemble dans le même espace de significations. Ce qui devait advenir est advenu. J’ai lu la lettre, j’ai signé de mon nom une oeuvre, j’ai tué quelque chose en moi, on ne revient pas sur ses gestes.

Le corps mise en scène n’en finira jamais de peser, de sombrer tel les christ qu’on descend de la croix. On porte tous en nous le fardeau de notre corps sans vie, l’agonie est ce qu’il reste de l’existence. En contemplant ce tableau, j’ai le sentiment étrange d’être complice par mon silence d’un meurtre. Il n’est rien que je puisse faire pourtant contre le cours inéluctable de l’histoire. Il est toujours trop tard. Les évènements s’enferment sur eux-mêmes et ceux qu’on glorifie se juxtaposent à ceux qu’on rend anonymes sans les peindre. A mesure qu’on les multiplie, ils perdent presque tous la faculté de nous alerter. Est-ce encore Marat qui meurt? 

Que se passe-t-il dans ce cadre? Un homme meurt, son corps est là pour l’attester. Et l’assassin? Il rôde tout autour. Il est hors cadre. Il est dans l’ombre éternellement sur le point de partir ou de revenir. Que sait l’artiste? Il sait que c’est lui qui a produit cette image. Que sait celui qui regarde? Rien. Finalement, il ne sait rien en dehors de ce qui lui est montré.

Indéfiniment, je regarde par les fenêtres. Paysages éteints, jardins gorgés de lumière, pans de vies minuscules, résumés des saisons passées et à venir. 

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