Déferlement

3 Minute apology letter drip painting by George Valdez

Ce jour-là, j’avais décidé de sortir, d’aller au devant de la vie, de marcher dans les rues, de devenir une autre personne. Ce jour-là, je voulais faire comme si la lumière seule se frayait des chemins de lumière, comme si l’épaisse lourdeur n’avait creusé ses lits, façonné les portraits de la laideur en mon propre for intérieur. Faire comme si je ne savais pas que les pactes ne sont que des feuilles de papier que l’on broie, que le monde ne tient pas toujours ses promesses.

Ce jour-là, je voulais boire à cette source noire, cette voix qui murmure comme l’eau de la pluie quand elle caresse les troncs de ces arbres qui durent. J’ai bu. C’est vrai, cela vous fait mourir. Cela vous fait comprendre que la mort et l’oubli se ressemblent. Vous ne souffrez pas, vous n’éprouvez pas le moindre remords. Vous dormez et vous vous videz très lentement de vous-même.

Ce jour-là, j’ai donc erré dans une ville enfouie dans les brumes, traversée par la pluie, construite en plein cœur de mes larmes. Une ville où les rues dégoulinent et où les avenues portent le nom d’un souvenir, l’empreinte d’une chose qui vous ressemble. Je n’ai pas voulu croire qu’il s’agissait réellement des artères de ma vie car jamais je ne me suis sentie vraiment vivre, les événements me tombaient dessus, je n’avais qu’à subir. Ma vie réelle ne se souvient de rien, elle est courte, furtive, ne se croit pas éternelle, elle ne fabrique pas de souvenir.

Les sensations avaient cessé de faire leurs nids dans mon cœur. Je ne cherchais plus à élucider une vérité qui toujours m’échapperait. Je ne souhaitais plus trouver des correspondances, nouer des contacts, élaborer une science, participer à la construction d’une théorie. J’étais limpide, nettoyée. J’étais comme morte et dénouée.

Ce jour-là, lorsque je me suis réveillée, un visage me regardait. Il était fatigué ce visage, fatigué d’avoir brassé des cœurs, ordonné des sauvetages, plâtré des jambes, suturé des plaies, apaisé des peurs, suspendu des douleurs. Il n’allait plus me retenir ce visage puisqu’il se croyait vainqueur, il m’avait redonné la vie. Il allait avant de me relâcher dans la ville, ce visage, il allait juste me faire signer un papier.

Apnée

Adam Fuss Untitled, 2010 daguerreotype assemblage 40.8 x 48 x 4.8 cm

Les papillons de mes pensées

ont des ailes de papier conçues pour de petits voyages

ils avancent dans le silence azuré

d’une lettre au cœur d’une autre

ils ne transportent que les poussières colorées de l’existence

sans espacement perdu

ils déplacent peu à peu l’infime matière du souvenir

avant que la vie ne s’en soit complètement évaporée

pourquoi faudrait-il que je prenne la parole

afin de réserver quelques parcelles du temps

à rien 

comme si j’avais à me soucier de camoufler le vide

entre des phrases 

comme si j’avais à épargner mon souffle pour un lendemain absent

L’oubli

Présents Absents, John Batho

Λ

Un violon recense la lumière qui danse

autour de ma solitude comme autour d’une souffrance ordinaire

sans un grincement cette sourde rivière se soulève et erre

cherchant de l’ombre pour un instant

elle serpente et croit

se reconnaître dans le velours et les volutes de cette fleur noire

au milieu de nulle part

pour un instant il me semble qu’à pas d’épines

ma solitude s’ouvre aux souffles verts

venus de la mer

qu’elle sombre et se dissipe

comme si enfin je pouvais oublier qui je suis

Éphémère

être

dans l’onctuosité d’un univers

où les vagues sont les progressions de la lumière

où les couleurs se donnent

le mal de mer

pour n’être point

pétrifiées par votre regard

obligées de s’en tenir aux poussières de secondes

et aux saccades

l’intelligence liquide fluide sève

originelle

ne se laisse point

apprivoiser par le cadre

d’une petite phrase

L’étrange voyage

Après la plage du front,  en suivant la ligne suggérée par  les sourcils, je passe sur la paupière pour atteindre l’œil . Bercé par l’oubli, porté par la volonté de tout savoir, voilé par les brumes sauvages du souvenir, le premier astre de la nuit oscille. Appréhender quelqu’un par les traits de son visage revient à reconnaître que dans le dessin des constellations se jouent les vies d’êtres fabuleux, il faut de l’imagination et le don de la divination.

On apprendrait tout du fond de la pupille. Rutilante perle de jais, elle habille l’œil d’une élégance muette et changeante. Elle se baigne dans une clarté fluide qui connaît tout de la nuit, elle compose toutes les symphonies complexes qui se jouent dans le regard.

Parfois, le regard glisse, s’écarte et révèle qu’il me reste pour le comprendre, tout un ruisseau à boire. Ce qui frétille dans ses courants comme les reflets d’une lune, c’est le cœur. Suave, rougeoyant et sourd, le cœur se tait et se tient prêt à déborder dans les larmes.

Certaines personnes portent le cœur dans le regard. D’autres sur la main, d’autres dans le poing ou dans la bave.

Le chemin jusqu’à la bouche serait si facile à trouver, il suffirait de suivre le fil aussi fin soit-il d’une petite phrase. Mais comment rester tranquille, attentif, quand tant de choses sur un visage étourdissent les sens, détournent les sentiments ? Comment distinguer dans les plis de la peau, dans les traces rugueuses oubliées par le  temps, celles habitées par les rires et  le jeu, de celles occupées par le désir d’éblouir, de mentir ou de dompter.

Il faudrait que je puisse disposer du temps selon mon bon vouloir pour l’analyser. Rester attaché aux secondes pendant des heures. Mais les visages ne sont bien souvent que semblables à ces troupeaux de nuages, ils me dépassent. J’essaye de croire qu’ils sont les formes magiques et impalpables d’histoires dictées par les clartés azurées.

Les visages sont des phrases qui n’ont pas de ponctuation et aucun point d’attache. Si je crois enfin tenir une vérité, c’est la lueur scintillante d’une étoile depuis longtemps endormie que je regarde sans le savoir.

Que reste-t-il de l’âme sur le visage, quelles sont les traces que laissent les rêves après leurs passages ? J’aimerais parcourir les visages comme de nouveaux paysages, déployer ma lecture dans le temps et dans l’espace pour en dessiner fidèlement la carte.