Depuis quelques jours, dans le tronc de l’olivier, je vois apparaître un visage. Les traits fins des sourcils, de l’arrête du nez ainsi que le dessin de la moustache me font dire qu’il s’agit d’un Chinois. C’est un sage qui passe le plus clair de son temps à méditer, son sourire léger témoigne de la grande paix intérieure acquise par la force et la grâce de son esprit au fil des années. Chaque fois que je regarde l’arbre, le sage chinois m’invite à atteindre la même sérénité. Il me dit que l’univers tout entier se concentre en un seul et même point, celui que désigne l’extrême pointe imbibée d’encre noire de son pinceau juste avant qu’elle ne touche le papier de riz sur lequel il s’apprête à calligraphier un poème. LE Poème. Mais j’ai beau fermer les yeux, tendre mes pensées vers l’immensité jamais je n’atteins le point évoqué par le sage. Je ne pense d’ailleurs pas même atteindre le premier pallier de la sagesse dont il me parle si souvent. Je ne vois ni pinceau, ni papier immaculé. Je n’imagine même pas la grâce du poignet, la vigueur du geste, la subtile adresse de l’âme qui se pend au dessus du néant comme au bord d’une flaque d’eau de pluie. Le vide intérieur se limite pour moi à un rêve où les ronces se nouent entre elles d’une manière irrévocable.
Quand il pleut et qu’il vente et que le long du tronc serpentent des coulées de pluies noires, quand l’arbre tremble et que s’enflamment ses plus hautes frondaisons dans la tempête de gris argentés et de verts, malgré les embruns, malgré le froid, le sage reste là, immobile, les yeux fermés. Je sais qu’il s’est ouvert à cet autre espace, l’espace intérieur commun à lui et à l’arbre.
L’olivier malgré la largeur de son tronc, l’épaisseur de l’écorce et l’abondance folle de ses feuilles et de ses fruits, les olives une année sur deux n’est que le rejet d’un autre arbre beaucoup plus ancien et majestueux dont il ne reste plus que le fantôme d’un cratère autour duquel formant un cercle dansent ses fils. L’olivier au visage, l’olivier du sage Chinois est l’un de ceux-là. L’arbre, le fils a été le témoin de bien des orages, d’un nombre presque infini de levers et de couchers de soleil sur la mer dont il perçoit tous les jours, étés comme hivers, la douce respiration et les parfums iodés. Il a produit des galaxies et des galaxies au sein desquelles nagent tellement de systèmes solaires ayant pour noyau une petite pupille noire, l’une de ses petites olives. L’arbre et ses frères ont conscience de ce qu’ils sont, l’an dernier ils ont perdu plus d’un tiers de leurs plus grandes branches, celles dont on pense qu’aucune colère ne pourrait les tordre et puis les rompre. Ils n’ont pas l’arrogance de se croire au dessus des évènements et encore moins de pouvoir être responsables des miracles aux quels ils assistent quotidiennement.
Un jour, juste au dessus du visage muet du chinois est apparu, une fente. L’entaille noire en peu de temps a progressé rapidement. À la vitesse des rides. Elle s’est installée et a creusé le tronc avec une rage, un esprit vengeur dont l’unique espoir est de vaincre par la destruction, l’avilissement. Le visage du chinois rayonnait toujours le calme, la paix. Il était arrivé à un stade où la vie, la mort ne forment plus des entités esclaves d’oppositions imaginaires. Pourtant, un matin avec frayeur, je constatai que le visage avait pris une expression horrible, comme s’il portait un masque, le masque terrifiant de la mort qui cave les yeux et crispe la bouche dans son dernier cri de douleur et d’angoisse. Je quittai ma place bien tranquille d’où j’admirais depuis un certain temps, un temps incalculable le visage du sage chinois. En un instant, j’appris que mes questions à propos du poème, LE poème des poèmes n’avaient pas de sens, qu’il existait tellement de leurres qu’il était facile de me piéger. J’appris ce que je ne voulais pas vraiment apprendre, je vis les longues chevelures de voeux, de mes rêves, de mes récits imaginaires se mélanger et se défaire. J’entendis ces mots: « qu’importe! » Je compris que toutes mes intonations, ces marques d’espoirs n’avaient pas de fond, voyageaient sans racines, sans conviction, sans véritable…. J’avais envie de pleurer, conscient d’un effondrement important de mon univers. Celui qui se tenait à la pointe d’un pinceau, d’une main qui tremble aujourd’hui et qui pourtant avant exerçait son assurance avec une franchise sereine et presque impossible.
Je m’approchai de l’arbre. Le visage avait disparu, même la faille puissante et venimeuse avait disparu. Je caressai longtemps le tronc, mes doigts parcoururent en vain les rugosités, les entailles. Le sage chinois n’était plus là, tout s’était évaporé. L’arbre, l’olivier et ses frères, le père comme un fantôme qui sort d’un cratère au milieu des racines gardaient le silence. Un silence qui n’évoquait nullement la faille, la ride, la crevasse et la grimace horrible du chinois. Il se mit à pleuvoir. Je rentrai et regagnai ma place.
Par la fenêtre, au delà des gouttes, je regardai longuement la mer jusqu’à ne plus voir en elle qu’une surface colorée terminée à l’horizon par deux lignes superposées l’une presque blanche portait l’autre d’un bleu très intense presque sombre mais suffisamment solide pour marquer la frontière entre la mer, l’horizon et le ciel symbolisé par trois bandeaux épais de soie nuageuse bleue. Peu à peu, il ne me resta dans les yeux que la pluie. La pluie grise et uniforme qui a le goût tiède et salé de la soupe qu’on ne peut plus avaler. Étais-je en train de pleurer?
Dans le tronc, le visage du sage était revenu occuper sa place. Mais était-ce vraiment sa place?
Il y a plusieurs poèmes en ce texte…