Il n’est par rare que mes pensées entre elles se nouent au point de m’embrouiller et de me faire perdre le fil des conversations et des débats qu’elles mènent en moi. La sensation ainsi produite durant ces instants qui parfois durent plusieurs jours est celle de celui qui s’étouffe, de celui qui lutte contre une invisible force qui le retient ou souvent le replace au même endroit intenable d’une escalade périlleuse qui s’est imposée à lui sans qu’il puisse choisir. Je me noie dans une mer où les vagues scélérates sont des lacets de phrases, des cordages de mots égarés, abrutis de voyages, secs et cassants de n’avoir pu ni se nourrir, ni s’abreuver. Ma mémoire s’érode et se rempli de trous noirs.
Pour m’accompagner même si je n’ose jamais implorer ton aide, je sens comme quelque chose qui ressemble à ta présence. Ton souffle m’indique un sourire, une longue marche qui te fatigue ou simplement la surprise d’un présent que la vie t’offre sans prévenir. Elle a compris la vie, que la mort depuis longtemps t’épuise, te montre ce dont elle est capable en atteignant tous ceux qui avaient le bonheur d’être tes amis, tes frères, tes chers. La mort a longtemps refusé de te choisir ou bien alors disons que tu as refusé comme tu l’as pu d’obtempérer à ses exigences. Pour m’accompagner, tu as confié ta patiente douceur à une lune rousse dont l’improbable croissant pâle continue d’illuminer mes voies.
Je suis dans cet endroit du jardin redevenu sauvage. Rosiers grimpants, feuilles d’acanthe, buissons de myrte, verveine citronnelle, feijoa, glycines et lys de mer occupent l’espace parce qu’en poussant ils ont meublé le temps de leurs croissances différentes, multipliant d’une manière presque invisible toutes les secondes. Parmi les feuillages et les épines, les branchages et les mouvements suscités par le vent et le jour qui progresse, je ne rencontre aucune difficulté à m’imaginer être un écureuil. Ma principale tâche est de trouver les trésors qui me permettront de tenir tout l’hiver. L’air bleu brasse les parfums de la terre arrosée de soleil, les fragrances des fleurs se mélangent à celles des feuilles.
Les bras chargés de feuilles, de tiges, de bulbes dont on devine la générosité, je me dirige vers la serre. L’esprit vide et muet. Absent au monde qui progresse et va toujours dans la direction opposée à celle que je choisirais. Je chantonne.
Alors que je ne me suis pas privé de faire du bruit, de remuer la terre sans tenir compte du ciel, toi, soucieux d’être discret, tu as parcouru en trottinant l’espace nu qui sépare la serre du bosquet qui t’assurait protection en te cachant. Quelle est la piste odorante qui te pousse à prendre un tel risque ? Nos regards se croisent. Le tien est à la fois celui de quelqu’un qui est libre et lucide, conscient du coût de cette liberté. Chaud, doré comme l’été, puissant comme celui qui maîtrise malgré un acharnement précis et condensé de l’adversité sa destinée. Le mien comme toujours est étonné d’avoir cette chance ultime de contempler ce qui d’ordinaire ne se laisse de personne approcher. Ton regard roux résout les énigmes inutiles qui embrouillent mon esprit. Cette rencontre occupe probablement le temps à la manière des végétaux, l’élégance, la beauté ne portent aucun nom car rien n’est conçu comme dans notre univers à nous les humains pour décorer, pour meubler ou tuer le temps.
Cette rencontre furtive, à la croisée de chemins me laisse soudain songer que mon navire égaré atteint l’île délicieuse du souvenir. L’ultime et délicieux baiser d’une vie avant toute chose où la préoccupation première est de résister non pas à la mort mais à la vie telle qu’elle se présente vient se poser sur mon front.
Les jours qui ont suivis ton apparition, d’autres que moi ont pu apercevoir ta silhouette errante. Se sont-ils laissés envoûter par ta fauve certitude, par l’audace de celui qui ne cherche qu’à se nourrir. Ce sont nos cris apeurés qui t’ont forcé à rejoindre le monde des êtres qui préfèrent la réserve, le silence, l’oubli et ont fait le choix de vivre dans l’ombre.