
C’est une blessure qui s’enfonce dans la chair jusqu’à atteindre l’os pour en dévorer la moelle. Elle creuse dans sa jambe un fossé entre lui, l’enfant et l’enfance des autres. Ils finiraient tous sauf lui par devenir d’impitoyables adultes.
La blessure le maintient éveillé plein de sueur presque toutes les nuits, la blessure l’empêche de grandir, cloué qu’il est à son lit, elle émet toutes les hypothèses sauf celle que la vie va continuer pendant ces éternités qui permettent habituellement de forger des plans, d’animer des rêves, de faire fructifier des projets.
D’ailleurs, il a admis de vivre en compagnie de la maladie, de ses complications, de sa tyrannie. Pourtant il s’est toujours dit en son for intérieur qu’il ne se laisserait pas pourrir. Il jouira avec bonheur de toutes les secondes.
Il ignore qui a pu le dénoncer mais il sait pourquoi il est là, dans le bureau de la Gestapo. Le marché noir n’est qu’un des aspects de sa révolte. La plus grande partie restera toujours cachée, passée sous silence même aux moments de réclamer les récompenses. Il se taira à cause de ce fossé entre lui et le monde.
Mon père m’a toujours dit que cette entaille, cette tranchée affreuse dans la jambe avait été le fait d’un coup de crosse de fusil, d’un coup et puis de plein d’autres qui ont suivi dans le bureau de la Gestapo mais il ne m’a jamais expliqué pourquoi tous les jours, tout au long de sa vie, il a toujours refusé de boiter.
Je le vois assis face à ses tortionnaires, le dos droit, le regard transparent, je le vois les mains prenant appuis sur la jambe malade pour faire face à l’horrible regard de l’homme qui hait.
Je sais aujourd’hui, que ce n’était pas à mon père de boiter et de céder sous la pression d’un pourrissement des structures osseuses. Ce n’est pas lui qui marchait de travers.