Prodigue toujours ta beauté sans compter ni parler. Tu te tais. Elle dit à ta place: je suis, puis en multiples sens retombe, tombe enfin sur chacun. Rainer Maria Rilke
Écrire serait-ce graver avec de la lumière dans le noir ? L’écriture deviendrait-elle ainsi le fil conducteur de la vie où ne sommes pas que des objets, des passants mais de véritables acteurs? Les instantanés que nous prendrions loin des foules et de toutes fumées ne serviraient alors aucun guide touristique, nous laissant ainsi le plaisir de chercher dans l’ombre et de révéler peu à peu ?
Les phrases doivent-elles toujours avancer comme une armée de fourmis, produire des sens, révéler des idées ? Les phrases doivent-elles être tentaculaires abordant tous les bords, s’en prendre à tous les passants, propulser une histoire, construire un corps et vivre au travers du sang qui bouillonne dans les veines. L’écriture serait-elle passionnelle ?
Hier, je me questionnais ainsi et alors que je n’espérais pas de réponse, j’ai lu ceci.
« Lorsque j’examine de près ma petite enfance, je me rends compte que ma mémoire des mots a nettement antécédé ma mémoire de la chair. Chez la plupart des gens, je présume, le corps précède le langage. Dans mon cas, ce sont les mots qui vinrent en premier ; ensuite, tardivement, selon toute apparence avec répugnance et déjà habillée de concept, vint la chair. Elle était déjà, il va sans dire, tristement gâtée par les mots.
D’habitude, vient en premier le pilier de bois cru, puis les fourmis blanches qui s’en nourrissent. Mais en ce qui me concerne, les fourmis blanches étaient dès les commencements et le pilier de bois cru apparut sur le tard, déjà à demi rongé.
Que le lecteur ne m’en veuille pas de comparer mon métier à la fourmi blanche. En soi, tout art qui repose sur des mots utilise leur pouvoir de ronger – leur capacité corrosive – tout comme l’eau-forte dépend du pouvoir corosif de l’acide nitrique. Encore cette image n’est-elle pas tout à fait juste ; car le cuivre et l’acide nitrique qu’on emploie dans l’eau-forte sont à égalité, l’un et l’autre tirés de la nature, tandis que le rapport des mots à la réalité n’est pas celui de l’acide à la plaque. Ces mots sont le moyen de réduire la réalité en abstraction afin de la transmettre à notre raison, et leur pouvoir d’attaquer la réalité dissimule inéluctablement le danger latent que les mots soient eux aussi attaqués. »
extrait de « Le soleil et l’acier » Yukio Mishima.