
L’unique photographie de mon aïeul se délite. Le temps crispe la fine pellicule sensible. Elle se fendille et se déchire par endroits. Ce lointain cousin dort habillé de sa plus belle chemise dans un lit de roi. Draps blancs, frais et propres. Son visage est celui que l’on redécouvre dans les peintures de nos peintres Flamants. L’ovale de la tête est habité par un léger sourire, paisibles sont ses paupières à peine refermées. Endormi pour toujours par cette photographie qui laisse pourtant espérer que l’enfant allongé sur ce lit à chaque instant va se réveiller.
Cet enfant dort à jamais dans les nuages essayait-on de me faire croire alors que j’interrogeais mes parents. Pourquoi avait-on choisi de ne garder de lui que ce sommeil qui portait encore les traces de la maladie, de ses fièvres et de ses accalmies trop brèves? Pourquoi cette photographie après-coup, une fois la vie évaporée? Pourquoi garder de l’enfant ce portrait qui le contamine à jamais comme si personne ne s’était intéressé à lui quand il vivait, comme si seule sa maladie, sa souffrance avait permis qu’il existe aux regards de ses parents, comme si on n’avait pas pris le temps de l’aimer ou comme si le temps d’avant la maladie, d’avant la mort n’avait jamais vraiment existé.
Mon cousin, un petit prince blond attend encore qu’on vienne lui baiser le front. Il attend la caresse, la main de sa mère, la douce histoire racontée par la voix de son père. Il attend les rires, les confidences farfelues de ses frères. Mon cousin continue de dormir dans le caveau familial aux pieds de l’église dont la tour a pris feu pendant la guerre. Derrière le mur au loin, à perte de vue des terres noires, des terres froides où l’on découvre encore quand on la laboure parmi les tubercules des éclats d’obus, des bombes qui n’ont pas voulu exploser.
Il dort. Pourtant de nombreuses fois, je l’ai entendu rire, appeler mon prénom ou me dire combien mes dessins de chevaux l’amusaient. Tant de fois, regardant mon visage dans un miroir, j’ai vu le sien tellement pâle, le regard bleuté comme celui des sources. J’ai senti sa main dans la mienne, son souffle dans mon dos comme me propulsant vers la vie. Quand j’entendais au loin la vie qui s’échappait dans le bruit d’un train que je ne pouvais prendre, que j’avais manqué, il me rassurait en me disant qu’un jour moi aussi je serais libre. Je prendrais ce train-là ou un autre. Quand mes articulations me faisaient souffrir, quand mes os se laissaient broyer, quand ma peur m’empêchait de pleurer, il était là, mon aïeul, comme un fantôme. Si je peinais à lire, à apprendre, à retenir, il me montrait comment toutes ses théories se tenaient entre elles ou se démontaient. Il s’appliquait à rendre concret ce qui me paraissait abstrait. Mon aïeul était parfois un simple reflet, une zone floue quand on ouvre à peine les yeux et que l’on regarde le monde, sa lumière au travers du filtre des cils. J’apercevais l’infiniment petit se miroitant dans un jet de lumière poudreuse.
Hier, la lune était blanche, lumineuse et froide. Le ciel avait refusé de noircir, de s’assombrir, de s’endormir. Les nuages à peine bleus, immobiles masquaient les étoiles comme si ce n’était pas vraiment la nuit. Ils cherchaient à représenter des personnages, plusieurs semblaient se pencher vers le corps d’un malade alité. Certains caressaient le visage, d’autres semblaient murmurer quelques paroles rassurantes malgré le fait certain que le malade vivait ses derniers instants. Personne ne voulait définitivement prendre congé. La scène jouée par les nuages n’avait rien de triste, de rugueux car le théâtre était somptueux. Bleu. La mer asseyait ses vagues dans les gradins. On devinait que les Belles portaient des perles comme des larmes.
Somptueux poème en prose….
Merci, je ne faisais pourtant pas de la prose et j’ignorais que c’était un poème…