En plein soleil à la lisière d’une rivière
sous une confusion de brindilles en train de pourrir
des œufs lisses d’une blancheur presque parfaite
se font escalader par des fourmis
dont les minuscules morsures ressemblent
à celle du feu
mais toi passant non loin de là sur le sentier
si tu marques un temps de pause à ta promenade
et regardes en direction du nid
deux yeux dont l’or est fendu de noir
te regardent comme s’ils ne reflétaient
aucune âme
un grondement comme ceux qui surgissent
du fond d’un volcan
atteint ce cœur qui dans ton ventre soudain
bouillonne
tu crois faire face à l’une des images les plus terrifiantes
de ce que tu es au fond de toi-même
l’impitoyable monstre qui se rit de tous les enfers
qu’il inflige aux autres
mais non ces griffes puissantes,
cette gueule qui crache le feu
cet animal
apportera à la rivière avec la délicatesse
d’un pianiste portant les notes au bout des doigts
un à un
tous les scintillants et petits
alligators
Délicieux – et image extraordinaire comme toujours ! J’admire.
Il faut le faire : un semis d’alligators jeté délicatement comme du bout des doigts d’un pianiste. La poétesse excelle ici dans le contraste des touches noires et blanches. Un sommet dans l’art de l’oxymore, de la Coincidentia oppositorum, comme « l’explosante fixe » d’André Breton.
Le monstre noue les tripes de je ne sais qui, un personnage conceptuel, hypostasié, qui s’y reconnait et le craint à la fois (les monstres sont presque toujours – dans la fiction du moins – une projection du plus profond de soi, le monstre Id de Planète Interdite, le ça).
Mais l’être qui redoute le croco en lequel il se mire accouche de répliques miniatures qui revêtent l’aspect charmant de la procréation. La boule de feu qui ronge l’homme au départ se transforme en douleurs de l’enfantement, et comme par un principe analogue à celui de la division cellulaire, le voici transformé en une pluie de notes de partition musicale pour alligators. Très fort. Le texte est parfait.
Et ces « deux yeux dont l’or est fendu de noir » préfigurent curieusement cette division qui préside à l’autoréplication du singulier dans le multiple. Double préfiguration de la surprise étincelante des petits alligators, puisque non seulement l’œil du croco est séparé de son reflet (pas d’effet miroir sans division) mais son or est fendu de noir.
Bravo !