Ce matin, je me suis levé presque serein. Puis peu à peu, mon esprit a repris l’ouvrage qu’il avait commencé la veille. Un ensemble de points et de lignes qui en vient presque à représenter quelque chose. Le nœud d’un mouchoir afin qu’il n’oublie pas les larmes puisqu’un jour forcément elles sèchent, s’évaporent, disparaissent. Le canevas rigoureux sur lequel se brode la vie. La toile fantastique d’une épeire portant sur son minuscule corps les rayures du tigre.
Je suis sorti avec en bandoulière un vieux sac contenant les seuls objets qui m’importent. Mon appareil photo, un carnet, un mouchoir, un stylo. Puisque dit-on la vie n’est qu’un jeu, une partie d’échec dont les règles m’échappent, à la place des cases qui disent: « oui » et de celles qui disent: « non », j’ai mis les photographies de mon quartier. Une voiture dont seuls les reflets sur sa carrosserie m’importent, une plante qui s’échappe des pots où on la cultive en faisant de toutes petites fleurs violettes, une poubelle et plein d’autres remplies de déchets qui attendent qu’on les évacue, une bordure végétale presque taillée sur mesure. Un homme, une femme, un enfant qui passent et que j’ai cadrés jusqu’à la taille.
Je me demande ce que ferait le commun des mortels si le damier habituel était remplacé par celui que je tente de construire et où chaque case se dérobe sans jamais rien lui annoncer des deux situations claires qu’il connaît. Serait-il aussi dérouté que je le suis face aux ombres noires et aux faits si blancs qu’ils en deviennent intransigeants? Si à la place du « oui » consenti du bout des lèvres et du « non » sans condition, il n’obtiendrait jamais de réponse?
Peut-être. Peut-être pas. Quelle différence entre ces deux manières d’être dont le pouvoir certain, la probabilité vague vous échappent? Peut-être vaut-il mieux que j’arrête de me poser ce genre de questions si je ne veux pas que mon esprit à nouveau dérape.
Je me suis assis sur un banc dans le parc, l’esprit très peu serein, le corps crispé et j’ai regardé les arbres balancer leur frondaison, le ciel répandre sa chevelure de nuages et d’étoiles, les gens passer et disparaître en suivant le même rythme binaire. Rien de tout cela ne me paraissait ennuyant excepté le fait que je sois là immobile, incapable de me tenir autrement qu’entre deux cases.
Après un certain temps, un gars est venu s’asseoir à côté de moi. Il riait fort et d’une manière presque incontrôlable chaque fois qu’il entendait au loin une moto fendre l’air à toute vitesse. Son rire et le bruit du moteur de l’engin se fracassaient au même endroit de l’espace. Il m’a dit qu’il attendait la même chose que moi sans très bien savoir quoi au juste et que probablement autour de lui, le monde disait qu’il lui manquait une case.