L’été

L’été pèse lourd sur les paupières des adultes mais moi, je n’ai pas envie de faire la sieste. Sur la pointe des pieds et sans faire de bruit, je quitte la maison en empruntant le chemin des Naïades. Comme je ne sais pas ce que c’est qu’une naïade, j’ai rebaptisé cet endroit par le chemin des noyades parce qu’il rejoint la plage en passant par la petite place du marché. Je joue à être un papillon suivant les tracés d’ombres que le soleil agite sur le sol. On dirait que le soleil cherche à peindre un étrange jardin, un peu sinistre où toutes les fleurs sont noires et épineuses et comme il n’est jamais satisfait de son tableau, il efface tout d’un coup de vent et recommence et recommence encore et toujours. Je passe de la sensation brûlante de la route sur la plante des pieds, à la sensation froide de l’herbe et des joncs aplatis, cachés dans l’ombre.

Soudain, me voilà sur la place. Elle brille au soleil comme un miroir éclaté. Les reflets grimpent le long des troncs des platanes et sur les murs et les volets fermés des maisons. Sur le muret, un petit chat endormi. Lorsque je m’approche, il se réveille et me regarde de son seul œil. Il est borgne. Ses oreilles ont été découpées par de nombreux combats. Je remue à peine les lèvres : « n’aie pas peur, je veux juste te caresser. » Et très, très lentement, je m’approche en lui tendant la main. Il ne s’enfuit pas et se laisse caresser. Je souris . Il ronronne comme un chaton, pendant que je le chatouille derrière l’oreille. Qui aurait pu deviner que derrière un félin aussi terrifiant se cachait un petit chaton ronronnant ? Soudain je remarque qu’on me regarde de l’autre côté du mur: une femme au visage ridée comme une vieille pomme toute séchée. C’est sûrement une sorcière, mais je fais celui qui n’a pas peur alors que je serais prêt à m’enfuir si il n’y avait pas eu le petit chat borgne. Je ne peux pas l’abandonner. La sorcière me parle, sa voix est douce au lieu d’être rauque et grinçante. Elle parle comme d’autres chantent, harmonieusement. Du panier qu’elle vient de déposer sur la table, elle sort en les manipulant avec infiniment de douceur, des légumes et des fleurs. Des chats de toutes les couleurs sortent de tous les côtés et observent avec attention et sagesse le moindre de ses gestes. À mes yeux, c’est comme si elle étalait sur le journal ouvert les joyaux d’un trésor.

Le soleil lui lèche le dos. »Tu veux m’aider, petite? » Elle n’a pas dû remarquer que je suis un garçon mais je m’approche, curieux. Jamais je n’ai encore touché d’objets aussi brillants et doux. Alors que j’effleure avec le dos de la main, les tomates, elle me sourit. Je me sens bien et je comprends pourquoi il y a tant de yeux de chat qui la regardent. Cette femme tolère toutes les différences, elle les accepte avec tellement de naturel qu’il est divin de la regarder soigner ses légumes. Sa beauté déborde sur tout ce qu’elle regarde et touche, même si on est un chat borgne ou un petit garçon trop maigre et inquiet. Elle n’a pas besoin de prêcher, de jouer la gentillesse en la cachant derrière la politesse ou de ruminer comme les autres vieilles. Elle se contente d’être elle-même, de s’accepter telle qu’elle est avec la même innocence que le premier des jours. Il suffit qu’on soit, peu importe la manière. Elle n’a pas envie de gaspiller son temps à juger les autres.

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